« Dit qu’il a été bien appelé », l’innovation qui éclabousse et fâche !
In limine litis, afin que nul n’en ignore : la loi du 27 novembre 2007, en son article 33, dispose : « Les juges sont indépendants, tant à l’égard du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Ils n’obéissent qu’à la loi et ne peuvent s’en affranchir, même pour des motifs d’équité. Ils sont aussi indépendants entre eux dans leurs fonctions juridictionnelles. Leurs décisions peuvent être infirmées, cassées ou annulées par les juridictions supérieures, mais celles-ci ne peuvent les contraindre à juger autrement qu’ils pensent ». Il est juridiquement impératif de mentionner que l’attribution de compétence judiciaire n’est laissée ni à la discrétion d’une quelconque autorité judiciaire ni à la sagesse des tribunaux et cours de justice. Il s’agit, bien sûr, d’une prérogative exclusive du législateur, manifestée à travers la loi, au sens large, lato sensu.
« Depuis toujours, le droit est et demeure aux mains des politiques l’arme la plus puissante pour régler leurs comptes. On se réfère toujours à une règle de droit pour toute décision prise ». (1), CHERON Jean Barnave, Affaire Robinson PIERRE-LOUIS : Des scientifiques au détriment de la science, 30 août 2022. Cette référence à la règle de droit par les politiques, c’est pour mieux la tordre et la dénaturer en leur faveur. C’est aussi l’autorité de la chose légiférée qui fait que les lois de procédure soient d’ordre public et s’imposent aux parties comme aux juges. Ainsi, il est légitime de s’interroger sur le moment à partir duquel l’on a pu considérer comme une victoire le fait de triompher sans éclat et sans gloire dans un domaine aussi rigoureux qu’est le droit ?
La justice élève une nation, dit-on. Cet article trouve sa raison d’être d’un constat alarmant où la règle de procédure qui est d’ordre public devient l’apanage des juges, sous l’influence de la politique. De leur illégalité, s’ajoute le déshonneur de leur arrogance, au point où ils arrivent même à domestiquer des juges qui sont censés être indépendants. Les décisions des juges du premier degré de juridiction ne peuvent qu’être infirmées par les juges du second degré, sans qu’ils soient à même de les contraindre à juger autrement qu’ils pensent. C’est l’esprit et la lettre des dispositions de l’article 33 de la loi du 27 novembre 2007 sur la magistrature.
En notre qualité d’avocat, nous avons la légitimité nécessaire de veiller sur le fonctionnement du système judiciaire du pays, puisque l’homme de loi, sans être le subalterne de personne, est un auxiliaire privilégié de la Justice. Son éclairage doit permettre au juge de faire une bonne administration de la justice. Devrons-nous rappeler que l’affaire dénommée ‘’Affaire BNC’’, où trois Conseillers présidentiels auraient exigé de l’argent en contrepartie de la reconduction du président du Conseil d’administration de la Banque nationale de Crédit (BNC). Le traitement de cette affaire, à la cour d’appel de Port-au-Prince a attiré notre attention d’homme de loi. Au lieu de servir de jurisprudence pour faire progresser le droit haïtien, la décision de la cour, à bon droit, attire des critiques constructives des professionnels du droit.
Pour essayer de comprendre le bien-fondé d’une telle décision, deux questions fondamentales s’imposent : d’une part, l’émission de mandat du juge d’instruction constitue-t-elle une décision de justice ? (A), d’autre part, la cour d’appel est-elle habilitée à dessaisir le juge d’instruction de ses fonctions d’information ? (B)
A- L’émission de mandat du juge d’instruction constitue-t-elle une décision de justice ?
Sans ambages, avant même d’entrer dans le vif du sujet, une question fondamentale s’impose : C’est quoi une décision de justice ? Selon l’une des définitions, « Une décision de justice est un document écrit contenant : Le résumé de l’affaire, la solution adoptée par la juridiction et les raisons ayant conduit à son adoption (les motivations) [...]L’ensemble des décisions de justice d’une juridiction pour un problème donné constitue sa jurisprudence ». (2), https://www.droit.fr, visité le 18 octobre 2025. Il est évident que le mandat de comparution du juge d’instruction ne remplit pas ces conditions pour être qualifié de décision de justice. D’ailleurs, c’est le premier acte d’instruction du juge de l’information qui est saisi d’une affaire.
Une autre définition s’impose pour dissiper tout doute :« Une décision de justice est un acte juridique par lequel un tribunal ou un juge tranche un litige ou rend un avis sur une question qui lui est soumise. Elle peut prendre la forme d'un jugement, d'un arrêt, ou d'une ordonnance, selon la juridiction concernée. Cette décision peut imposer une sanction, accorder un droit, ou ordonner une réparation ». Là encore, le mandat de comparution émis par le juge instructeur n’est ni un jugement, ni arrêt, ni une ordonnance. En effet, l’initiative des actes d’investigation du juge d’instruction, des mesures de perquisition, des émissions de mandats, entre autres, pour la manifestation de la vérité, ne sauraient être considérées comme des décisions de justice, susceptibles de recours, mais des actes d’instruction.
Le 19 février 2025, la cour d’appel de Port-au-Prince éclabousse tout le système judiciaire, dans une décision, dont la teneur : « Par ces motifs, la cour délibérant en conseil au vœu de la loi, et sur les réquisitoires en partie conforme du représentant du ministère public ; reçoit en la forme l’appel en date du trois (03) décembre 2024 du sieur Emmanuel Vertilaire ; Dit qu’il a été bien appelé ; Dit qu’il y a lieu pour le juge d’instruction de poursuivre son instruction conformément à la loi tout en tenant compte des statuts des personnes dans le dossier ; Déclare inopérants les mandats de comparution émis le deux (02) décembre 2024 à l’encontre des Conseillers présidentiels Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin dans le cours de leur statut actuel, ce conformément aux dispositions de l’article 186 de la Constitution de 1987 ; Rejette les autres demandes des parties ». Sic ;
De prime abord, il est d’une importance capitale de rappeler les deux phrases qui constituent le jargon juridique des juges des cours d’appel : soit « il a été bien jugé ou bien ordonné et mal appelé », soit « il a été mal jugé ou mal ordonné et bien appelé ». Il s’évidente qu’il faut nécessairement un premier jugement du premier degré de juridiction pour donner compétence aux juges de la cour d’appel, car l’appel est un rejugé. Soit qu’il a été bien jugé, soit qu’il a été mal jugé. En effet, sans un premier jugement du premier degré de juridiction, les cours d’appel n'ont pas de mandat. Le fait par la cour de déclarer « il a été bien appelé », sans qu’il s’ensuive « il a été mal ordonné », justifie l’incompétence même de la cour, faute de mandat, car il n’y a pas eu d’ordonnance du juge d’instruction. Dire qu’il a été bien appelé sous-entend qu’il a été mal ordonné, alors que le juge d’instruction n’a même pas commencé son instruction.
A l’instar du classement sans suite, prérogative exclusive du commissaire du gouvernement, l’émission des mandats, hormis le cas de flagrant délit, est de la compétence exclusive du juge d’instruction. Ni l’un ni l’autre ne sont susceptibles de recours, car ils ne constituent pas des décisions de justice. Si le commissaire du gouvernement jouit du principe de l’opportunité de poursuite, le classement sans suite ne lie pas la partie intéressée qui peut passer outre, soit par une plainte avec constitution de partie civile par devant le juge d’instruction, soit par une citation directe au correctionnel, s’agissant d’un crime ou d’un délit. En revanche, le juge instructeur, pour sa part, maître de l’information, jouit du principe de liberté, l’un des grands principes auxquels obéit la juridiction d’instruction. La partie qui veut dessaisir le juge d’instruction ne peut le faire que par une action en récusation par devant la Cour de cassation.
Il n’est pas inutile de faire remarquer que dans l’état actuel de la législation haïtienne, il existe cinq modes de saisine de la juridiction d’instruction :
1- Soit par le réquisitoire d’informer du ministère public (arts 37 ; 42 ; 43 ; 51 du CIC) ;
2- Soit par une plainte avec constitution de partie civile (art 50 du CIC) ;
3- Soit sur renvoi du tribunal correctionnel (art 169 du CIC) ;
4- Soit par la Cour de cassation (art 429 du CIC) ;
5- Soit sur le renvoi du tribunal criminel (arts 263 et 293 du CIC).
Le juge d’instruction est le seul juge habilité à décerner toutes sortes de mandats : mandat de comparution, mandat d’amener, mandat de dépôt et mandat d’arrêt (arts 48 ; 77 et suivants du CIC). Cependant, dans le cas de flagrant délit, le commissaire du gouvernement comme le juge de paix est habilité à décerner un mandat d’amener. Si une action en habeas corpus proprement dit ou préventif peut être déclenchée contre l’illégalité du mandat d’amener décerné par le maitre de l’action publique ou par le juge de paix, s’agissant du juge d’instruction en sa qualité de maitre de l’information, le seul et unique recours qui est ouvert contre le mandat qu’il émet est la voie de récusation par devant la Cour de cassation. Car, nous l’avons dit tantôt, l’émission de mandat est un acte d’instruction du juge de l’information et non une décision de justice.
Dans le cadre de cette affaire, la seule et unique disposition légale qui aurait motivé la décision des juges de la cour d’appel, c’est l’article 186 de la Constitution : « La Chambre des Députés, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres prononce la mise en accusation : a) du Président de la République pour crime de haute trahison ou tout autre crime ou délit commis dans l’exercice de ses fonctions […] ». Restons sur le fondement de la logique de la cour. D’abord, se référer à la Constitution pour juger des gens qui ont leur pouvoir à partir d’un accord politique, est juridiquement incohérent. Dans ce contexte, c’est la normativité politique qui prévaut. D’ailleurs, l’article parle du Président de la République, et non de Conseillers présidentiels qui font partie d’un Conseil présidentiel administré par un coordonnateur. Seul le Conseil présidentiel joue le rôle de Présidence. Ensuite, la Chambre des députés est dysfonctionnelle depuis 2020, donc inexistant. A ce moment-là, c’est la théorie des formalités impossibles qui devrait être d’application s’il s’agissait effectivement des Présidents de la République. Or, la République ne saurait avoir plusieurs Présidents à la fois, mais un Conseil présidentiel ayant à sa tête un coordonnateur.
Dans l’un des motifs de la cour, il est dit : « Attendu que pour faire valoir sa qualité de Président de la République, l’appelant brandit deux décrets, celui du 10 avril 2024 créant le Conseil présidentiel de transition (CPT) et celui du 23 mai 2024 portant organisation et fonctionnement dudit conseil ». Une fois de plus, devons-nous le signaler, ces deux décrets ne parlent pas de Président de la République, mais de Conseillers présidentiels, réunis en un Conseil qui joue le rôle de la Présidence. On se le rappelle, deux des Conseillers présidentiels impliqués dans cette affaire ont été entendus par l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), pour s’expliquer sur leur implication présumée dans ce scandale de corruption, un acte détachable de leurs attributions. D’ailleurs, c’est le rapport de l’ULCC, acheminé au Parquet de Port-au-Prince qui a justifié la mise en mouvement de l’action publique au nom de la société contre ces personnes. La question fondamentale, si l’ULCC est compétente pour les interroger, pourquoi le juge instructeur serait-il incompétent dans la même affaire, pour les mêmes personnes ?
Sans qu’on sache par quelle procédure, les juges de la cour d’Appel, se sont contentés de passer des ordres au juge d’instruction : « Dit qu’il y a lieu pour le juge d’instruction de poursuivre son instruction conformément à la loi tout en tenant compte des statuts des personnes dans le dossier ; Déclare inopérants les mandats de comparution émis le deux (02) décembre 2024 à l’encontre des Conseillers présidentiels Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin dans le cours de leur statut actuel, ce conformément aux dispositions de l’article 186 de la Constitution de 1987 ». Or, dans l’état actuel de notre législation pénale, seule la Cour de cassation de la République est habilitée à dessaisir le juge d’instruction, sur un recours en récusation fait, soit par le ministère public, soit par la partie intéressée. Ainsi, les juges de la cour d’appel ne sont pas compétents pour déclarer inopérants des mandats de comparution (des actes d’instruction) décernés par le juge de l’information dans le cadre de son enquête.
En ce qui concerne la compétence du juge d’instruction, l’article 98 du décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire, dispose : « Les ordonnances des juges d’instruction sont rendues sur le réquisitoire écrit du commissaire du gouvernement. Elles sont susceptibles de recours dans les cas et suivant les formes prévues par la Loi. En matière criminelle, l’ordonnance du juge d’instruction ou l’arrêt qui l’a maintenue, saisit le tribunal criminel qui décide, le cas échéant, s’il y a lieu ou non de siéger avec l’assistance du jury ». Dans l’affaire qui nous préoccupe, le juge instructeur a été saisi par le réquisitoire introductif, dont le premier acte consiste à émettre un mandat de comparution, aux fins d’interrogatoire des personnes poursuivies par le commissaire du Gouvernement. Une fois saisi, le juge d’instruction ne peut se dessaisir, sous prétexte d’incompétence, il a l’obligation d’instruire pour sortir une ordonnance qui est une décision de justice. Il pourrait même s’agir d’une ordonnance d’incompétence.
En Haïti, le juge instructeur qui est à la fois juge et enquêteur, lorsqu’il est saisi de l’affaire, est le seul à interroger la personne poursuivie et à décerner des mandats dans le cadre du dossier. Pour ces deux actes, il ne peut donner commission rogatoire à un autre juge d’instruction ou à un officier de police judiciaire pour agir à sa place. Il conduit l’instruction en toute indépendance, sans se laisser influencer par une force extérieure ni par aucun autre juge. L’article 115 du CIC dispose : « Si le juge d'instruction est d'avis que le fait ne présente ni crime, ni délit, ni contravention ou qu'il n'existe aucune charge contre l’inculpé, il déclarera qu'il n'y a pas lieu à poursuivre et, si l'inculpé avait été arrêté, il sera mis en liberté ». Dans la législation pénale haïtienne, le juge d’instruction est l’unique autorité judiciaire à déclarer qu’il n’y a pas lieu ou qu’il y a lieu à poursuivre une personne dans le cadre de son information. Son dessaisissement ne peut venir que de la Cour de cassations sur un recours en récusation fait, soit le commissaire du gouvernement, soit par la partie intéressée.
B- Le dessaisissement du juge d’instruction de son information
Se référant à ce qu’il qualifie de l’arrêt batard de la cour d’appel de Port-au-Prince, Franck S. VANEUS, a écrit : « La cour d’appel a erré en décidant par analogie dans une matière, droit pénal, obéissant à un impératif de stricte application de la loi. Les magistrats Ponce Pilate se lavent les mains du sang de tout un peuple ». (3), VANEUS Franck S, Haïti : la caverne d’Ali Baba, le 24 février 2025, KafouNews. Les compétences en raison de la personne, de la matière et du lieu, sont déterminées par le législateur. Il s’avère que la cour d’appel, second degré de juridiction, ne peut juger que ce qui a été, au préalable, déjà jugé par la juridiction inférieure, à savoir, le premier degré de juridiction.
Avant toute chose, l’avocat pénaliste pourrait se demander s’il ne s’agit pas d’un abus de langage de qualifier la position de la cour d’appel, d’arrêt-ordonnance, puisqu’il n’y a jamais eu d’ordonnance du juge d’instruction. Au lieu d’être tenue par le droit, la politique tient le droit en état, au point où des décisions politiques s’imposent dans le temple de Thémis. Or, il est sans équivoque, comme juridiction de second degré, en raison de l’effet dévolutif de l’appel, la cour infirme ou confirme, en tout ou en partie, les décisions des tribunaux de premier degré, à savoir les tribunaux de première instance, relevant de sa juridiction, pour lesquelles la partie perdante n’est pas satisfaite. C’est aussi le cas pour les ordonnances du juge d’instruction, conformément aux dispositions de l’article 8 de la loi du 29 juillet 1979 sur l’appel pénal : « Toutes les ordonnances définitives du juge d’instruction sont susceptibles d’appel dans les formes et conditions ci-après ».
Pour sa part, la Constitution, en son article 182, dispose : « La Cour de cassation se prononce sur les conflits d’attributions, d’après le mode réglé par la loi ». Le fait par la cour d’appel de s’accorder une compétence que la loi ne lui donne pas, en décidant sur les conflits d’attribution, constitue une violation flagrante de ces dispositions constitutionnelles. Une telle compétence est la prérogative exclusive de la Cour de cassation de la République. L’article 184 de la loi mère, prescrit : « La loi détermine les compétences des Cours et des tribunaux, règle la façon de procéder devant eux ». Dans leurs fonctions juridictionnelles, la loi n’établit pas de hiérarchie entre les juges, ils sont indépendants les uns envers les autres. Voilà pourquoi, la décision de la cour d’appel, disons-le, qui est plus politique que juridique, ne saurait servir de jurisprudence dans le droit haïtien.
Si les juges de siège de première instance, de la cour d’appel et de la Cour de cassation peuvent être récusés, respectivement par devant le doyen, le président de la cour d’appel et le président de la Cour de cassation, en conformité des dispositions de l’article 448 du code de procédure civile, la récusation du juge d’instruction, en revanche, se fait uniquement par devant la Cour de cassation de la République, selon les dispositions de l’article 424 du code d’instruction criminelle. Deux raisons doivent motiver la récusation du juge d’instruction : la sûreté publique et la suspicion légitime. Pour la suspicion légitime, c’est lorsqu’on a un doute sur l’impartialité du juge, laquelle suspicion doit être légalement fondée. En dehors de cette possibilité de récusation, aucune autre prérogative légale n’est laissée aux parties pour dessaisir le juge d’instruction de ses attributions. La cour d’appel, juridiction de second degré ne jouit pas de ce privilège. On ne le redira jamais assez, les lois de procédure sont d’ordre public, il ne revient pas aux juges de déterminer leurs compétences.
L’article 426 du Code d’instruction criminelle dispose : « Lorsque le prévenu ou l'accusé, l'officier chargé du ministère public, ou la partie civile, aura excipé de l'incompétence d'un tribunal ou d'un juge d'instruction, ou proposé un déclinatoire, soit que l'exception ait été admise ou rejetée, aucun règlement de juges ne pourra être proposé, sauf aux parties à se pourvoir en cassation, s'il y a lieu, contre le jugement rendu ». L’exception d’incompétence que les parties pourraient soulever contre le juge d’instruction ne leur donne pas droit de créer leur propre procédure. Ainsi, la cour d’appel, devant un tel recours, aurait dû examiner sa compétence, sans se laisser influencer par la politique, au point où le droit est mis en état. « Les récusations exercées contre les juges d’instruction constituent de véritables demandes en renvoi pour cause de suspicion légitime ». (4) Ar du 26 nov. 1906, Bull 1906, pp330 et suiv. Il est impératif de faire remarquer que ce recours en récusation a été exercé par l’une des parties en cause. Aussi, faut-il mentionner que c’est le commissaire du gouvernement près le tribunal de première instance qui a mis en mouvement l’action publique au nom de la société qu’il estime lésée.
Dans la même lignée, les dispositions de l’article 429 du CIC sont claires, et sont ainsi conçues : « En matière criminelle, correctionnelle ou de police, le tribunal de cassation peut, sur la réquisition du commissaire du gouvernement près ce tribunal, renvoyer la connaissance d'une affaire, d'un tribunal criminel, d'un tribunal correctionnel ou de police, à un autre tribunal de même qualité, d'un juge d'instruction à un autre juge d'instruction, pour cause de sûreté publique ou de suspicion légitimé. Ce renvoi peut aussi être ordonné sur la demande des parties intéressées, mais seulement pour cause de suspicion légitime ». Que peut-on reprocher à un juge d’instruction qui, après avoir été saisi par un réquisitoire d’informer du commissaire du Gouvernement, a émis des mandats de comparution contre des personnes poursuivies dans une affaire ? Dans l’état actuel de la législation haïtienne, seule l’ordonnance du juge d’instruction est susceptible de recours et non ses actes d’instruction qui ne constituent pas des décisions de justice.
Un mandat émis du juge instructeur constitue-t-il une décision de justice ?
L’ordonnance d’incompétence du juge d’instruction André CHERILUS, en date du 25 juillet 1957, dans l’affaire des bombes, qui aurait servi de référence à la décision de la cour d’appel dans l’affaire BNC, est un exemple hors contexte. « Vu l’interrogatoire de l’ancien Président provisoire Franck SYLVAIN, recueilli, le vingt-six avril de cette année (1957), en la résidence spéciale du prévenu ». (5), Joseph Leon SAINT-LOUIS, La justice pénale des hauts responsables publics, Press Uniq, mai 2022, p-229. Dans ce cas-ci, l’on voit que le juge d’instruction a interrogé l’ancien Président Franck SYLVAIN, en bonne et due forme. Après son information, le juge instructeur a rendu une ordonnance d’incompétence, suivant les principes de liberté et de neutralité. « Le respect de la constitution, des lois, des règlements, des principes en général s’impose à tous, par-delà l’amitié, l’admiration ou la fidélité vouées à un homme. Le vrai changement dans ce pays doit passer par le triomphe des règles de droit. Aucun individu, aucun groupe, aucune institution ne doit être au-dessus du droit. Toute illégalité doit être strictement sanctionnée ». (6), Monferrier DORVAL, Le Parlement peut-il être dissous ? Le Nouvelliste, 4 décembre 1997. Constitue une illégalité flagrante le fait par la cour d’appel de s’attribuer une compétence que la loi ne lui donne pas.
Dans la procédure pénale de l’enquête judiciaire, seul le juge d’instruction saisi de l’affaire est compétent pour interroger la personne poursuivie. Il s’évidente qu’aucune commission rogatoire ne peut être accordée à cette fin. L’article 79 du CIC dispose : « Dans le cas de mandat de comparution, il interrogera de suite, dans le cas de mandat d'amener dans les vingt-quatre heures au plus tard ». Dans le cas qui nous concerne, l’émission de mandat de comparution est le premier acte d’instruction du juge, puisque les personnes poursuivies n’étaient pas en état. Comment imaginer que des personnes poursuivies exercent à la fois une action en récusation devant la Cour de cassation et une action devant la cour d’appel contre un mandat de comparution du juge d’instruction ? Qu’en est-il du principe una via electa qui pourrait être soulevé avant toute défense au fond par le ministère public, représentant de la société ? Me Vanéus aurait-il raison de qualifier les juges de magistrats Ponce Pilate qui se lavent les mains du sang de tout un peuple ?
La cour d’appel, juridiction de second degré, est saisie pour rejuger ce qui a été déjà jugé par une juridiction de premier degré. C’est la raison pour laquelle, on demande à la cour d’infirmer ou de confirmer en tout ou en partie la décision attaquée. C’est également pour cette raison que la cour d’appel, dans ses arrêts-ordonnances, déclare : il a été bien jugé et mal appelé, ou du moins qu’il a été mal jugé et bien appelé. En l’absence d’une ordonnance du juge instructeur, les juges du second degré sont radicalement incompétents pour décider sur les actes d’instruction du juge de l’information. Cette incompétence est d’ordre public, car il s’agit des règles de compétences d’attribution. Sans le dire expresis verbis, dans leur décision, les juges de la cour reconnaissent leur incompétence, en déclarant qu’« il a été bien appelé », sans dire qu’il a été mal ordonné, car il n’y a pas eu d’ordonnance.
Ce ne sont ni les privilèges ni les avantages qui déterminent la qualité de Président de la République, mais la Constitution. Même l’accord politique qui crée le Conseil présidentiel de transition ne confère pas la qualité de Président aux Conseillers présidentiels, mais précise en son article 4 : « Le Conseil présidentiel de transition exerce des pouvoirs présidentiels spécifiques de la Présidence pendant la période de transition jusqu’à l’investiture du Président élu, qui doit intervenir, au plus tard, le 7 février 2026 ». Seul le Conseil présidentiel dans son ensemble peut s’attribuer les prérogatives de Président de la République. D’ailleurs, aucun reproche n’a été adressé à l’ensemble du Conseil, puisque cette affaire ne concernait que les trois personnes poursuivies.
Se référant à la non-effectivité du Conseil constitutionnel prévu par la Constitution amendée, le professeur Joseph Léon Saint-Louis, s’interroge de la manière suivante : « Que faire alors s’il est soulevé une exception d’inconstitutionnalité devant un de nos tribunaux ? Doit-on observer un sursis jusqu’à la mise en place du Conseil constitutionnel créé depuis l’année 2011 ? Ne peut-on pas dans ce cas, recourir à la théorie des formalités impossibles pour garantir le droit du justiciable a un recours effectif ? ». (7), Joseph Léon Saint-Louis, in La Cour de cassation dans tous ses états, Etudes en l’honneur du bâtonnier Justin O. Fièvre, sous la direction de Camille Fièvre, p-74. Le Parlement étant dysfonctionnel depuis 2020, sans tergiversation aucune, les juges de la cour d’appel se trouvaient devant cette alternative : Faire application de la théorie des formalités impossibles en ce qui concerne le juge instructeur ou se déclarer incompétents, pour saisine irrégulière.
Selon les dispositions de l’article 186 de la Constitution de 1987 qui constitueraient la base de la décision, c’est la Chambre des députés, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres qui prononce la mise en accusation du Président de la République pour crime de haute trahison. Si les Conseillers présidentiels étaient effectivement des Présidents, pris individuellement, la théorie des formalités impossibles serait bien en application, comme ce fut le cas en 2010, où les ex-Premiers Ministres Yvon Neptune et Jacques Edouard Alexis ainsi que plusieurs ex-ministres avaient pu obtenir leur décharge, en absence du Parlement. Voilà un cas classique qui pourrait servir de jurisprudence dans le droit haïtien, et non cette décision de la cour d’appel qui éclabousse en quelque sorte le système judiciaire.
Il n’existe aucun rapport, ni de facto ni de jure entre le Conseil présidentiel de transition et le Parlement dysfonctionnel. D’ailleurs, le CPT joue à la fois le rôle de la Présidence et celui du Parlement, lorsqu’il nomme les Conseillers à la Cour des comptes et du Contentieux administratif, le Protecteur du citoyen, le Chef de la Police, entre autres. En effet, si le Parlement n’était pas dysfonctionnel, il n’y aurait pas de Conseil présidentiel de transition. Entre la normativité juridique et le normativité politique, les juges de la cour se devaient de se référer à la règle de droit, à la règle de procédure qui est d’ordre public, mais aussi et surtout aux compétences d’attribution exclusivement réservées à la Cour de cassation de la République, en ce qui concerne les règlements de juge.
Conclusion
Les lois de procédure étant d’ordre public, elles s’imposent aux parties comme aux juges. Selon le vœu du législateur, même dans le silence des parties, le juge se doit d’en faire application, même dans le cas où le ministère public ferait sienne la demande de la partie poursuivie. En effet, la cour d’appel n’est ni une cour habilitée à attribuer la compétence ni une cour régulatrice en remplacement de la Cour de cassation. Juridiquement, il est impératif de mentionner que l’attribution de compétence judiciaire n’est laissée ni à la discrétion d’une quelconque autorité judiciaire ni à la sagesse des tribunaux et cours de justice. Le pouvoir législatif qui est l’autorité de la chose légiférée, au sens large, ne laisse l’attribution des compétences judiciaires ni aux caprices des cours et tribunaux ni à l’appréciation des juges.
S’il est un fait que les politiques font référence à la règle de droit pour mieux la tordre et la dénaturer en leur faveur, les juges, quant à eux, sont censés connaitre le droit, ils sont tenus de trancher les litiges qui leur sont soumis, erga omnes (envers et contre tous), sans considération d’aucune sorte. Pourtant, de leur illégalité, s’ajoute leur influence arrogante, au point où ils arrivent même à domestiquer des juges qui sont censés être indépendants. Cette décision de la cour d’appel de Port-au-Prince, au lieu de servir de jurisprudence pour faire progresser le droit haïtien, attire, à bon droit, des critiques constructives à l’endroit de la cour. Dans une société où le droit est démesurément broyé par la politique, il ne saurait y avoir d’indépendance judiciaire.
S’il est vrai qu’en absence du Parlement, le Pouvoir exécutif, qu’il soit de jure, qu’il soit de facto, prend des décrets qui abrogent même des lois, il est aussi vrai que les autorités jouissant de privilège de juridiction, le sont pour des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Cependant, lorsqu’il s’agit des actes détachables des fonctions qu’elles occupent, le bénéfice de privilège de juridiction ne tient plus, car il s’agit des actes causant préjudice à toute la société, pour lesquels l’action publique est mise en mouvement. La théorie des formalités impossibles, déjà appliquée en faveur des anciens Premiers Ministres et anciens ministres, doit continuer d’être appliquée pour la santé de l’Etat de droit. Le statut de Président de la République est réglé par la Constitution. Dit qu’il a été bien appelé, sans qu’il s’ensuive « qu’il a été mal ordonné », constitue une nouvelle invention, une formule qui éclabousse tout le système judiciaire pour plaire à la politique. Une telle décision ne saurait, en conséquence, servir de jurisprudence dans la justice haïtienne, car la cour d’appel ne peut que rejuger ce qui a été déjà jugé par les juridictions du premier degré, à savoir les tribunaux de première instance placés sous sa juridiction.
Jean Barnave Chéron
