(Troisième partie et fin)
Suivre Roger Le Charme et Ginette Lavoisier tout le long de leur passionnée, compliquée, douloureuse, émotionnante histoire d’amour, c’est ouvrir un livre riche, abondant, inévitable, imparable, inoubliable.
L’auberge Bonacina est un roman qui, pourquoi le nier ? prend parti. Mais il prend parti parce qu’il n’a pas d’autre choix. Et cela que les personnages, tous et chacun des hommes et des femmes du roman vivent leur propre et compliquée histoire patriotique, sociale, personnelle et familiale : les Le Charme, famille distinguée dont la mère avant son décès souffrait d’une maladie récurrente ; Roger, le fils ainé, jeune adepte, ardent, impulsif, journaliste engagé, contraint à un moment de passer, à cause de ses opinions, du journal « le Canadien » au journal « la Minerve », estimant que les canadiens-français avaient été traités sans aucune justice en dépit des traités signés ; les d’Estioles, bourgeois conformistes, propriétaires d’un château dédié en hommage au poète Lamartine, une famille noble, n’ayant pas d’enfants, se contentant de l’adoption de Ginette Lavoisier, une nièce, orpheline de ses deux parents, placée depuis un temps au Couvent des Ursulines; Pierre Châteauneuf, genre rêveur à moins d’être naïf, propriétaire d’une petite Librairie, qui n’avait des yeux que pour la sœur de Roger ; Madeleine, qui, à cause de l’atteinte portée par ses ravisseurs à sa dignité de jeune fille, a fait le choix de porter le voile ; les religieuses du Monastère, pas toujours de bonne humeur avec les visites masculines et qui se refusent aussi à se mêler de politique; Papineau, chef de file des patriotes en rébellion, qui au fort de la lutte s’expatriera aux Etats (à Buffalo).
Il y a un véritable tact de l’écrivain, dès le début, pour pénétrer dans les vies de ses personnages même les plus chétifs sans esquiver les traits qui, peut-être, à certain moment, dans quelques circonstances, pourraient justifier leur comportement, leurs mesquineries – y compris les plus terribles et les plus incompréhensibles et leur pari supporté par maladresse, quand maladresse joue en leur faveur.
Dans le roman, il y a beaucoup de moments d’extrême dignité et de sensibilité des personnages qui, cependant, de temps en temps vont aussi révéler leur misère morale. Tout comme il y a aussi des moments de faiblesses blessantes endossées par quelques-uns des meilleurs personnages du livre, les plus nobles, comme c’est le cas avec le colonel retraité René d’Estioles, et il n’était pas le seul, qui, parce qu’il comptait d’excellents amis parmi les canadiens anglais, « se croyait bien sage », lorsqu’il disait à Roger Le Charme, le prétendant de sa nièce, « qu’il voyait de bon œil le fait de protester, mais qu’il fallait jamais se soulever contre les bureaucrates ». Ainsi est la condition humaine, un mélange de lumières et d’ombres, bien qu’il y a, d’abord, conditions humaines et conditions humaines. Et, dans L’auberge Bonacina, comme dans la vie même, la vraie émotion, et la plus mémorable et contagieuse – en réalité, celle que le lecteur identifie à la fin comme l’unique émotion qui en mérite la peine – c’est celle des hommes et des femmes dans les vies de souffrance et de résistance desquels les lumières de la condition humaine sont éblouissantes, et les ombres de la nuit inévitables pour que tous nous comprenions qu’ils ne sont pas des saints capables, par suprêmes prétentions, d’endurer ce qui les chasse ou les malmène, mais des créatures de chair et d’os avec quelques doses d’intégrité, de constance, de courage et de grandeur d’âme dont le mérite revient exclusivement à eux.
L’auberge Bonacina, acquise à la cause des patriotes et où les prix étaient à la portée de l’homme moyen, se veut d’être historique, puisqu’elle marque aussi le point de résolution inébranlable d’un enlèvement illégal : celui de Madeleine et Ginette. Il y eut en son moment des explications réalistes ; assentiment des deux jeunes filles à la décision des ravisseurs d’aller en leur compagnie se restaurer à cette auberge plutôt qu’à la « taverne de Bretagne » où les prix sont inabordables. Ce fut un plan d’évasion concocté par celles-ci, car une fois sur les lieux, elles prétextaient avoir à se préparer (Ginette la première) pour paraitre en public, reprendre la route en compagnie de leurs accompagnateurs plus indésirables qu’on croyait. Ginette, qui n’avait vu Pitre Lalancette qu’une fois, put par un geste d’abord révéler à celui-ci la signification qu’avait à leurs côtés ces hommes grossiers dont le style allait mal avec leur personne; Pitre avait été placé à ce poste de conciergerie par les soins du journaliste qui venait tout juste d’intégrer le personnel du journal acquis a la cause des patriotes. Par un heureux concours de circonstances, il y eut un début de tapage des ravisseurs qui mit Pitre dans l’obligation - par l’intermédiaire d’un gamin, qui flânait dans le passage, de faire venir deux agents de police. Il rémunéra le badaud d’un autre schelling, après service rendu, pour qu’il alla chercher une carriole, avec ce message à caractère télégraphique : « C’est pour une petite course, mais tout de suite » ! Quelle intelligence d’un Maître d’Hôtel ? Mais quelle intelligence du gamin qui avait su aussi mesurer ce qu’il avait à faire pour les autres, non moins au mal qu’il se donnait pour le faire, bien que rémunéré, qu’à son efficacité. La vie n’a pas de prix !
Pour cela donc j’ai dit que ce roman n’a pas le choix que de prendre parti. Parce que, à l’heure de prendre parti, et après toutes les théories, toutes les réflexions et toutes les données qui sont indispensables et pertinentes, il n’y a jamais de meilleur guide que l’émotion.
En embrassant cette la cause patriotique Roger Charme ne vécut pas en dehors de la réalité, mais en certaines circonstances, comme celles relatives aux attentats contre sa personne, il modifia cette réalité et s’en tint rigoureusement aux circonstances. Surtout la protection que ne leur garantissaient pas toujours les traités signés avec les Canadiens anglais. C’est comme si les deux attentats dont il fut victime n’étaient rien du tout. Et tant pis à qui ose le contredire !
Le journaliste engagé qui admirait Lamartine mais aimait Musset avait fini par épouser Ginette, la nièce du colonel retraité René d’Estioles, ce qui représente un seuil dans l’esthétique chez MAXINE. Mais l’auteur, contrairement à Faubert, n’a pas voulu aller trop loin. Tandis que Madeleine, pudique et puritaine et puritaine et pudique – comme si elle n’était guère de ces filles à supporter la vie après qu’on lui aurait fait cette infamie « des attouchements sensuels venant de ses ravisseurs », opta pour le couvent où elle avait été élevée, au grand désespoir de Pierre Châteauneuf, son soupirant. Celui-ci ne tourmenta pas moins la donzelle, lorsque dans une confession, lors d’une escapade, alors qu’ils étaient seuls, il lui susurrait à la manière de Georges Berthomieux: « (…) je voudrais pouvoir vous saisir et vous emporter loin – loin – dans un éden, à nous seuls – un éden dont vous seriez la souveraine… ».
Et Madeleine, soupirant, comme ces femmes lorsqu’elles s’avouaient vaincues, lâcha : « (…) J’espérais que vous ne me disiez pas ces choses. Pourquoi ? (…) Mais ne vous a-t-on pas raconté ce qui a suivi la tragédie de Saint Eustache ? Ne savez-vous pas que nous fûmes enlevées, Ginette et moi par des malfaiteurs – des aventuriers qui suivaient l’armée des volontaires ? ». Ainsi, à l’avant-dernière page du chapitre XI, nous propose–t-on la discussion engagée par Madeleine sur la délicatesse et la vertu, le rêve et la dure réalité et qui trouve dans ces réflexions l’exposé d’un critère selon lequel les deux sont indissociables :
« (…) J’étais plus mal placée que Ginette, que les ravisseurs croyaient blessée. J’ai dû subir la promiscuité détestable de ces bandits ! Je sens encore la brulure avilissante des baisers qu’il m’a fallu endurer, le long de la route – la nuit, parfois un cauchemar affreux me donne l’odeur repoussante d’une haleine avinée – je sens le contact exécré d’une main qui ajuste ma pelisse de fourrure ». (…) - J’ai le cœur brisé, a dit Pierre, vous ne me reverrez plus » ! – Au contraire, dit-elle ; il faut que nous demeurions bons amis – des amis qui se comprennent et qui ne doutent jamais de leur sincérité mutuelle » !
Ainsi, le code moral n’a pas été défié ni fracturé par une quelconque aventure amoureuse, comme on l’a vu dans certains romans des siècles passés. Ni de rupture du contrat social bourgeois : l’espace n’est nullement celui de la licence. Car l’honneur et la dignité sont aussi le plus souvent les ressources que nous pouvions avoir oubliées sous le poids d’un sentiment exacerbé de responsabilité. Ce serait une erreur de tomber dans cet oubli ! Madeleine Le Charme n’est pas tombée dans l’erreur de cet oubli.
Mais il est difficile de dire si l’auteur présumait d’écrire une œuvre qui dit la vérité, un roman dans lequel la fiction pourrait avoir été éliminée, puisqu’il paraît impossible de conter avec exactitude l’acte criminel, puisqu’il implique qu’on est en proie à une certaine émotion. Comment le conter alors sans mentir par excès ou pécher par défaut ? On ne peut savoir comment se passèrent exactement les choses au moment du choc, « tout au moins celles que des yeux ont vues, lors même où les autres séquences pourront être lues un peu plus tard dans « les livres d’Histoire… du Canada ». Outre le fait que l’on a presque toujours une perception déficiente ou incomplète de ce qui nous entoure ou qu’on reçoit d’un tiers, dans ce genre de situation (la mémoire étant aussi sélective) il aurait fallu à l’auteur d’être à la place de celle qui a préféré le voile aux sacrifices de la chair qui, après la mésaventure, était, à son arrivée chez l’oncle de Ginette, comme un « somnambule », ravagée par ce qu’elle venait de vivre : elle ne mange pas, est dans un sommeil mais ne dort pas, est extenuée, la mémoire se déformant ; et mettre par écrit une telle histoire ajoute une autre déformation, ne serait-ce seulement parce qu’elle nous oblige à donner un ordre de classification à ce qui ne l’a pas .
On se faisait à l’idée que L’auberge Bonacina est un roman que MAXINE pouvait avoir écrit dans son étape de conscience patriotique. En définitive le texte maxinien n’est autre chose qu’un avertissement à qui s’exténue à tout accepter même quand il est victime de l’arbitraire imposé comme juste par un monde de plus en plus avec des écarts de valeurs que des contrastes de forme. A l’heure de contextualiser c’est à travers les réflexions de Roger, prenant congé de sa sœur Madeleine au parloir des religieuses, en présence des plus proches parents, qu’il convient de le faire, après qu’au Sanctuaire on eût chanté le Veni Creator, puis le Veni Sancte Spiritus pour l’imposition du voile à la novice de la communauté des filles de Sainte-Angèle de Mérici :
« Et moi, sœurette, (…) moi qui ne puis plus te voir qu’à travers un double grillage, moi qui t’ai si souvent, jadis, répété que je déplorais, pour ton couvent, ces accessoires de prison, eh bien, j’avoue que j’avais tort ! Ce ne sont pas les grilles du cloître qui constituent la geôle, ce sont les grilles morales, celles qui emprisonnent la justice et l’empêchent d’atteindre ceux qui la réclament – ce sont ces grilles-là que nous les patriotes, nous avons voulu ébranler, dans l’intérêt de ceux qui viendront après nous ! Avons-nous réussi ? Qui peut scruter l’avenir ?
L’avenir est à Dieu, fit gravement mère Sainte-Louise, en se levant, et notre peuple est issu d’une grande race ; je crois qu’il a raison, ce penseur, dont je lisais, ces jours derniers, les réflexions, quand il affirme que « l’esprit libre d’un peuple fier ne saurait périr et il ne peut jamais être conquis ».
Mais c’est sans doute dans le maniement du temps narratif où L’auberge Bonacina résulte plus singulier et séducteur. Raconter, ou plutôt romancer avec des noms pas ordinaires (comme celui de Papineau) cette période de l’histoire des deux « Canadas » ne s’est heureusement pas fait de manière linéaire ni non plus selon une composition classique, avec des notes bibliographiques, ce qui aurait nécessité un roman volumineux et un tas de tomes. MAXINE s’accorde à faire dérouler l’histoire au moyen d’un mélange recherché des temps, une combinaison dans laquelle ne participent pas seulement le présent et le court passé, avec l’utilisation disciplinée d’une histoire d’amour entre deux êtres tant soit peu différents idéologiquement – Roger, de la moyenne bourgeoisie, natif de Saint-Eustache, questionnant paradoxalement l’ordre injuste établi et Ginette, plutôt caractérisée par un certain conformisme intellectuel et social – mais avec un sens fulgurant de l’anticipation du futur, que des événements arrêtés ou même des émotions paralysantes laisseront intact, sans comparaison possible avec aucune autre, dans le cœur des personnages. Pour cela il faut dire que le lecteur n’est jamais frustré par cette manière de l’auteur de jouer avec son intérêt – y compris son intrigue, car tout ce qu’il offre en échange c’est beaucoup plus de sincérité, moins de ressentiment et plus d’émotion.
L’usage du dialogue et d’autres constructions colloquiales dans ce roman est pure virtuose. La manière de parler de chaque personnage comme c’est le cas de Mame Mathurin qui tenait la pension où demeuraient Roger et son camarade Pierre Châteauneuf, est tout simplement cocasse. « Une brave canadienne, renommée pour son honnêteté, son tempérament grondeur, son air renfrogné, mais surtout, pour ses talents de cordon bleu », un peu comme sœur Ciane, côté culinaire, d’une congrégation de notre fréquentation. « Mame Mathurin avait un parler typique et ses réparties originales amusaient fort ses pensionnaires ». C’était une de ces affirmations marquantes telles que « P’têt’ ben que tu aimerais à le voir », disait une fois Ginette à Muriel, sa tante, comme pour faire déchaîner l’hilarité chez celle-ci, alors qu’elle parodiait Pitre, le rescapé de l’incendie de 1834. La femme du colonel, qui, elle, très cultivée, était une canadienne de naissance avec une ascendance anglaise, puisqu’elle était fille d’un colonel nommé Gardiner qui avait habité la Nouvelle Angleterre, puis, plus tard, le Canada.
Et quant à l’action héroïque, patriotique de Pitre Lalancette, je ne pense pas qu’elle puisse atteindre une meilleure combinaison narrative et une puissante cordialité, cordialité qu’il faut entendre comme l’ensemble de toutes vicissitudes émotionnelles possibles, depuis les réjouissantes jusqu’aux plus douloureuses.
On pourra m’objecter qu’il y a déjà plein d’émotions. Je le regrette, il me reste encore une. C’est que le roman offre aux lecteurs haïtiens, paradoxalement, une spéciale et heureuse opportunité de s’émotionner. Car le destin a voulu aussi que le nom de Pitre Lalancette, portier de son état, et, au besoin, maître d’hôtel à l’Auberge Bonacina, (et propriétaire un peu plus tard de sa propre hôtellerie, Roger lui ayant mis les pieds à l’étrier), comparaisse dans cette importante histoire, qui a donné son nom au roman, avec la seule et la plus grande résonnance qu’il ne soit capable d’expliquer, en considérant l’insignifiance et les limites de sa position aussi bien dans l’Auberge que dans la sphère limitée des souhaits possibles à un civil revêtu d’aucune sorte d’autorité.
L’honnête portier du Château Saint-Louis, ravagé un peu plus tôt par un incendie, on se souvient, avait été sauvé du feu en tout premier lieu par le journaliste engagé, alors que celui-ci se trouvait non loin du lieu du sinistre, à la taverne du Chien d’Or, en compagnie de Pierre Châteauneuf, par un temps où les québécois ne s’attardent pas sur les routes, Ils ignoraient que les desseins les plus sinistres de la Providence allaient s’accomplir à ce moment-là en s’abattant sur le Château Saint Louis. La netteté de l’articulation du concierge que fut Pitre en ces lieux ne s’opposait naturellement au maintien de son articulation à l’Auberge Bonacina où l’agissement dissimulé de Madeleine, précédée de Ginette au Cabinet de toilette, finit par déjouer la surveillance des ravisseurs. Le grand dévouement de Pitre sur les questions relevant de la morale universelle fit le reste, comme dirait l’écrivain haïtien Edmond Paul dans Les causes de nos malheurs.
Tuer dans l’œuf l’entreprise criminelle, lorsqu’elle n’avait pas été entretenue par ceux-là même placés pour la juguler ou aider à le faire, en volant promptement au secours de personnes en danger, quelles qu’elles soient, d’où qu’elles soient, voilà qui commande l’esprit humain et en subjugue l’esprit là où ces devoirs n’ont pas nécessairement besoin de s’enseigner. Pitre le fit en l’absence de toute sa capacité de jouir de quoi que ce soit en retour. On l’a vu avec les présents que voulaient lui offrir les deux familles d’Estioles et Le Charme, à la suite de sa bravoure. Son incitation n’était autre que celle de la volonté « d’un être libre », et non celle « d’une paillasse » quand bien même « Pitre » est son prénom. Nonobstant le plus surprenant de l’aventure criminelle, c’est qu’elle est comme les oiseaux migrateurs ; on l’entendait un temps plus tôt s’éloigner, puis plus tard revenir sur nos forêts, nos places publiques, là où l’on n’y pensait pas, en grands froufrous d’ailes si, comme c’est arrivé sous d’autres cieux, elle n’avait été intelligemment stoppée... à temps.
Il s’agit en résumé d’un livre qui invite à réfléchir, puisqu’il rend compte des aspects fondamentaux (comme l’immédiateté, la dévaluation de la pensée, la dissuasion et la déstructuration sociale pour entendre la situation d’alors des « deux Canadas »). L’auberge Bonacina, est un roman passionnant, amer, vrai qu’il faut lire pour connaître la corrosion de la société dans laquelle nous courons tous le risque de vivre si les pendules n’étaient remises à l’heure. Sa thématique est l’aliénation et la misère morale de tout pays qui abdique ses libertés et ne contrôle pas et où est patente l’absence d’hommes d’élite. La devise « En avant » de la jeunesse canadienne de 1837, appelée « Les Fils de la Liberté », peut être sœur jumelle de l’autre légende - là où existent les minorités - qui dit « il n’y a pas d’avenir pour vous ».
Jean-Rénald Viélot