Haïti se souvient en chantant : Lionel Benjamin, l’écho d’une nation en veille

Il est des jours qui ne passent pas. Des jours qui, au lieu de s’effacer dans le calendrier, s’impriment dans la mémoire collective comme une caresse sur l’âme d’un peuple. Le 4 juin 2025 fut de ceux-là. Ce mercredi-là, dans un souffle solennel et vibrant, Haïti s’est arrêtée un instant pour écouter l’un de ses fils les plus chers : Lionel Benjamin. L’événement, organisé par Voix et Cœur d’Haïti à l’occasion du lancement du programme Yon Boustè, a transcendé la simple cérémonie. Il est devenu une célébration de la mémoire, une déclaration d’amour à la musique, et un appel brûlant à la conscience.

Dès l’ouverture, l’hymne national a résonné comme une promesse ancienne que l’on redécouvre avec les yeux mouillés d’espoir. Chaque voix s’est élevée, non par habitude, mais par nécessité. Il fallait chanter pour ne pas sombrer. Il fallait chanter pour se rappeler. Yon Boustè est né de cette urgence-là : redonner souffle et sens à une jeunesse souvent laissée sur le quai du monde. Pensé comme un réseau vivant de transformation personnelle et collective, le projet entend unir les cœurs autour de l’éducation, de l’art et de la culture, à travers deux ailes puissantes : Nou Se Prezan pour les affaires sociales, et Nasyon FITISH Haïti pour les affaires culturelles.

Mais ce jour-là, au centre de toutes les attentions, il y avait un homme. Un homme à la voix reconnaissable entre mille, mais surtout, à l’âme plus grande que son chant. Lionel Benjamin ne fut pas seulement l’invité d’honneur : il fut l’évidence. Figure tutélaire de l’art haïtien, il s’est présenté sans artifice, comme un père venu parler à ses enfants. Le silence qui s’est installé lors de son intervention n’était pas vide, il était plein. Plein d’écoute, d’admiration, de gratitude. Chaque mot qu’il prononçait semblait descendre directement dans les cœurs.

Il a raconté son enfance avec une tendresse désarmante. Élevé par son oncle, qu’il considère comme son véritable père, il a grandi dans un foyer tissé d’amour, de discipline et de valeurs fortes. C’est là que s’est enracinée sa vocation. « J’ai été entouré d’amour, d’éducation et de respect. Ces piliers ont forgé l’homme que je suis », a-t-il confié, les yeux brillants d’une lumière intérieure. Ce n’est pas lui qui a choisi la musique, dit-il. C’est elle qui l’a choisi, comme on désigne un messager pour une mission que l’on ne peut refuser.

Et cette mission, Lionel Benjamin l’a embrassée sans relâche. Depuis des décennies, il chante non pour plaire, mais pour guérir, pour éveiller, pour rappeler au peuple qu’il est grand même quand il doute de lui-même. Mais au-delà de la mélodie, c’est la pensée de l’artiste qui frappe. À travers son dernier ouvrage, Mental et Révolution Finale, il offre à Haïti un miroir pour l’âme. Il y invite chacun à reprogrammer son esprit, à reconfigurer ses croyances, à se libérer des chaînes invisibles de la négativité. « Nous avons un subconscient illettré. Il n’apprend que par l’image. Il faut donc faire attention à ce que nous regardons », a-t-il déclaré, posant une vérité à la fois simple et vertigineuse.

Ce n’est pas un message de colère qu’il porte, mais un message de transformation. Pas une révolte de rue, mais une révolution de l’esprit. Il croit, avec la foi tranquille des anciens sages, que Haïti peut renaître. Mais cette renaissance ne viendra pas des armes, ni des discours vides : elle viendra d’un changement intime, d’un regard neuf posé sur soi-même. Et c’est là, peut-être, que Lionel Benjamin touche au génie : il ne donne pas de leçons, il allume des lanternes.

Interrogé sur le bonheur, il répond avec la douceur d’un homme qui a traversé les tempêtes et choisi la paix : « Construisez un environnement positif autour de vous. Fuyez la négativité. Apprenez à apprécier la vie. » Dans une époque où tout va trop vite, ces paroles sont des invitations à ralentir, à écouter, à aimer mieux. Elles rappellent que le bonheur n’est pas une destination, mais un choix, une discipline quotidienne de l’âme.

À la fin de sa prise de parole, Lionel Benjamin s’adresse à la jeunesse comme un arbre parle à ses graines : avec patience, avec foi. Il ne leur demande pas de croire aveuglément, mais de rêver lucidement. « Allez à l’école. Aimez Haïti. Participez au changement. Le renouveau est possible, mais il demande l’empreinte unique de chaque Haïtienne et Haïtien. » Ces mots, simples et profonds, résonnent encore comme une prière en marche.

Et comme pour sceller ce moment rare, l’artiste peintre Eddy Gaëtan est venu déposer à son tour un peu de lumière. Avec ses toiles Libation et Anthropophobie, il a mis en image ce que les mots ne peuvent parfois exprimer : la douleur d’un peuple divisé, mais aussi sa soif inaltérable de paix. Deux oiseaux blancs, figures de l’espérance, survolaient ses œuvres comme des gardiens silencieux. « Haïti est la première nation à ériger la paix dans le monde », a-t-il soufflé. Ce rappel n’était pas une flatterie : c’était une vérité historique qu’il nous appartient de reconquérir.

Alors que la nuit tombait doucement sur Port-au-Prince, les invités ont entouré Lionel Benjamin. Il y avait des rires, des photos, des mots sincères échangés à voix basse. Mais surtout, il y avait cette sensation rare d’avoir vécu quelque chose de vrai, d’important, d’inoubliable. Ce soir-là, Haïti ne s’est pas seulement souvenue. Elle s’est reconnue. Et dans l’écho de cette voix qui refuse de s’éteindre, elle a peut-être commencé à se relever.

 

Aterson-N Sainval

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