Introduction
La couleur occupe une place centrale dans l’histoire de la peinture, mais dans l’art haytien, elle prend une dimension singulière. Elle n’est pas seulement esthétique: elle est expressive, culturelle, parfois spirituelle. Dans un pays où l’oralité, le mythe et le rituel structurent l’imaginaire collectif[1], la peinture devient un lieu de parole silencieuse, et la couleur, son langage privilégié. La peinture haytienne, marquée par la vivacité de ses tons et la richesse de ses symboles, propose un regard unique sur le monde. En tenant compte des réflexions critiques de Gérald Alexis, Michel-Philippe Lerebours ou Ute Stebich, notre texte analyse comment la couleur fonctionne comme langage, mémoire et acte de résistance dans la peinture haytienne.
- La couleur, reflet d’un langage culturel enraciné
Dès les premiers regards portés sur la peinture haytienne, c’est la couleur qui saute aux yeux: rouge éclatant, bleu profond, vert lumineux, jaune solaire… Cette intensité chromatique ne relève pas simplement du goût ou du décor. Elle est enracinée dans une culture visuelle où les codes de la couleur sont transmis, parfois inconsciemment, par la religion, la tradition et l’environnement.
Dans son ouvrage Peintres haïtiens[2], Gérald Alexis souligne que les artistes haytiens «peignent ce qu’ils savent, non ce qu’ils voient». Cela signifie que l’acte pictural dépasse la représentation réaliste. La couleur, dans ce cadre, devient le moyen de dire des choses invisibles ou spirituelles. Par exemple, dans le vaudou, chaque loa (esprit) est associé à des couleurs spécifiques: le bleu et le blanc pour Erzulie, le rouge et le noir pour Ogoun. Ces codes s’insinuent dans les tableaux, volontairement ou non, et donnent aux œuvres une profondeur symbolique que seul un œil averti peut déchiffrer.
Les peintres populaires, comme Hector Hyppolite, ont souvent puisé dans cet héritage spirituel. Chez Hyppolite, les couleurs traduisent des présences surnaturelles, des énergies. Le geste pictural, naïf en apparence, porte une charge symbolique intense. La peinture devient un prolongement du monde invisible, et la couleur, une manifestation sensible du sacré. Dans la figure ci-dessous, le traitement chromatique, à la fois vif et organisé, fonctionne comme un langage à part entière. Les bruns, ocres et verts dominants dans la représentation du serpent évoquent les forces telluriques, le lien ancestral avec la terre, la continuité de la vie. En s’enroulant en spirale, le serpent devient axe cosmique, cordon ombilical reliant le monde des vivants et celui des esprits. Sa fusion avec le torse d’une femme confère à l’ensemble une forte tension symbolique: entre danger et protection, entre sensualité et sacré. Cette ambivalence incarne parfaitement les figures du vodou, souvent à la croisée des contraires.
Le haut du tableau est encadré par un rideau rouge et violet, dont les plis et les motifs stylisés rappellent les décors du péristyle vodou, où les cérémonies prennent place. Cette structure scénique confère à l’image un caractère rituel: ce que nous voyons n’est pas une scène du monde réel, mais une vision, une apparition, presque une manifestation divine. Le rideau s’ouvre sur un mystère, et le soleil orange, discret mais central, suggère une source d’énergie transcendante.
Au pied du serpent, un tapis de fleurs multicolores — blanches, rouges, bleues, violettes — semble composé d’offrandes votives. Ces couleurs ne sont pas choisies au hasard: elles reprennent les codes chromatiques des esprits vodou (les loa), chaque teinte pouvant se rapporter à une divinité, une force ou une émotion. Le blanc de certaines fleurs, notamment, évoque la pureté et la présence des esprits guédés ou rada, tandis que les rouges et oranges suggèrent la vitalité et la puissance de loa tels qu’Ogoun.
- Couleur et vitalité: une narration du quotidien haytien
Au-delà de la symbolique spirituelle, la couleur dans la peinture haytienne raconte aussi la vie: ses rythmes, ses fêtes, ses douleurs. Dans les scènes de marché, les processions religieuses, les paysages ruraux, elle exprime l’énergie vibrante du quotidien. Le contraste fort entre les tons clairs et sombres, l’utilisation peu fréquente de la perspective traditionnelle, renforcent cette impression d’intensité visuelle.
Les artistes du Cap-Haytien, comme Philomé Obin, ont développé un style narratif où chaque couleur sert à distinguer, hiérarchiser, animer une scène. Chez Obin, les uniformes, les maisons, les chars de carnaval sont tous traités avec une rigueur colorée qui documente une époque. Pourtant, cette précision n’est jamais froide: la couleur donne vie, rythme, mouvement.
Dans cette toile, les tons vifs des uniformes militaires en bleu et rouge évoquent le patriotisme haytien, tandis que les vêtements civils plus sobres ancrent la scène dans la gravité du deuil. Le paysage verdoyant et les bâtisses stylisées apportent une dimension de continuité et de mémoire collective, en contraste avec la mort. Cette palette contrastée reflète l’idée que le souvenir des disparus s’intègre dans une dynamique de construction nationale.
À travers une mise en scène rigoureuse, l’artiste place le cortège en direction de la Citadelle Laferrière, renforçant la symbolique patriotique de l’œuvre. L’organisation hiérarchisée du cortège exprime un hommage collectif à un personnage historique ou un héros de la nation haytienne. Le style naïf, par sa clarté et sa narration directe, transforme cette scène funéraire en une représentation puissante du respect et de la solidarité haytienne envers ses figures marquantes, magnifiant la mémoire à travers la couleur et la structure spatiale mêlant solennité et vitalité.
Préfète Duffaut, quant à lui, construit des cités imaginaires aux couleurs éclatantes. Ses collines peuplées d’escaliers, de chapelles et de figures humaines se parent de tons vifs, souvent irréels, comme dans un rêve. Cette esthétique onirique, à la fois joyeuse et étrange, reflète une mémoire recomposée, une utopie urbaine teintée d’espoir.
Issu de l’école de Jacmel, il construit un univers pictural où villes imaginaires et symboles religieux se mêlent dans une structuration verticale et mystique. Son œuvre s’organise en trois zones ascendantes: un monde terrestre en bas, marqué par des paysages urbains et côtiers; un espace de transition au centre, avec des ovales énigmatiques; et un sommet céleste où trois figures divines rayonnent. Cette composition évoque une cosmologie trinitaire qui peut être interprétée à travers le prisme chrétien ou vodou. Les couleurs renforcent cette montée vers le sacré: le bleu omniprésent symbolise la spiritualité, tandis que l’or et le rouge marquent la dimension divine et terrestre.
Ses paysages urbains idéalisés traduisent une quête d’harmonie, où ordre et élévation se rejoignent pour offrir une vision presque utopique d’Hayti. Les maisons parfaitement alignées, les montagnes stylisées et les figures auréolées forment une allégorie de l’ascension spirituelle et sociale. À travers une esthétique à la fois symbolique et politique, Duffaut invite à dépasser le réel pour contempler un monde réconcilié entre terre.
Ute Stebich, dans son étude sur l’art haytien, parle d’une «peinture de la célébration». En effet, même dans les moments sombres, les peintres haytiens utilisent la couleur pour affirmer une présence au monde. C’est là une des forces majeures de cette tradition: peindre non pour fuir la réalité, mais pour la transfigurer.
- Une esthétique de la résistance et de la résilience
L’histoire haytienne est marquée par la lutte, la pauvreté, les catastrophes naturelles et l’instabilité politique. Dans ce contexte, la peinture – et la couleur en particulier – devient un acte de résistance. Elle oppose à la grisaille de l’oppression la lumière d’une vision intérieure. Elle transforme l’adversité en beauté, sans jamais la nier.
Chez des artistes comme Louisiane Saint Fleurant ou Prospère Pierre-Louis, membres du mouvement Saint-Soleil, la couleur explose comme une affirmation de vie. Les corps, les esprits, les plantes se mêlent dans des compositions dynamiques, où les teintes chaudes dominent. Cette exubérance n’est pas naïve: elle est le fruit d’un regard poétique porté sur un monde blessé, mais débout.
Ici, la palette éclatante, contrastée par un fond sombre, donne vie aux robes, aux feuillages et aux visages, accentuant la dimension mystique de la scène. Les couleurs portent des significations profondes: le rouge évoque la force vitale et la spiritualité vaudou, le blanc symbolise la pureté et la maternité, tandis que le vert et le bleu rappellent la fertilité et la profondeur spirituelle. À travers des motifs répétitifs et rythmés, Louisiane s’inscrit dans une esthétique intuitive qui célèbre le rêve et le sacré, loin des codes occidentaux du réalisme.
Qui plus est, la femme occupe une place centrale dans l’univers pictural de Louisiane, incarnant des archétypes féminins puissants et intergénérationnels. Trois figures dominantes se détachent, représentant la mère nourricière, la jeune femme féconde et la femme spirituelle. Leur lien étroit avec la nature souligne leur rôle fondamental dans le monde paysan haïtien, où elles sont gardiennes de la tradition et passeuses de mémoire. En fusion avec les éléments naturels, ces femmes apparaissent presque comme des loas ou des mambos, investies d’une mission protectrice et mystique. Louisiane ne peint pas des individus, mais une féminité collective et solidaire, pilier essentiel d’une cosmologie haytienne où visible et invisible s’entrelacent. L’œuvre de Louisiane se distingue par l’utilisation vibrante et expressive de la couleur, qui dépasse la simple fonction descriptive pour devenir un langage émotionnel et symbolique.
Cette œuvre sans titre de Prospère Pierre-Louis, peinte en 1993, incarne la richesse et la profondeur de l’art haytien, particulièrement dans sa capacité à relier les mondes visibles et invisibles. Au cœur de la composition, une spirale violette, à la fois serpent, bras et souffle ancestral, intègre des visages aux expressions variées, symbolisant la continuité du cycle vital et la transmission entre les générations. La figure humaine chez Pierre-Louis n’est jamais isolée, elle s’inscrit dans un réseau organique et fluide, traversé par des forces mystiques. Son style naïf, avec des aplats de couleurs et une absence de perspective, est en réalité un langage codé où chaque élément porte une charge symbolique forte. La main géante sur le côté gauche, les motifs végétaux et l’animal stylisé en bas de la toile renforcent cette idée de connexion entre les vivants, la terre et le monde spirituel.
Cette peinture se veut une représentation du rituel vodou dans son essence profonde, loin de l’image folklorique souvent véhiculée. Elle traduit la pulsation des cérémonies, les chants, la transe et l’appel des lwa, illustrant la fonction du vodou comme lien entre les êtres et régulateur des forces invisibles. Pierre-Louis ne se contente pas de représenter le vodou, il l’intègre dans une expression artistique unique, nourrie de tradition et d’une vision personnelle. À travers cette œuvre, il donne à voir une cosmogonie haytienne où l’art devient un acte de survie et de transcendance, affirmant l’identité et la mémoire d’un peuple profondément enraciné dans son histoire et sa spiritualité.
A cet effet, Michel-Philippe Lerebours évoque à ce propos une «esthétique de la résilience»[3]. Pour lui, la couleur chez les peintres haytiens est une réponse au manque: manque de ressources, de reconnaissance, de stabilité. Elle compense, par sa générosité visuelle, ce que la réalité refuse. En cela, elle rejoint une longue tradition de sublimation par l’art, mais dans une tonalité proprement haytienne: celle du courage quotidien.
En outre, la nouvelle génération d’artistes haytiens poursuit cette démarche. Si certains s’éloignent des codes traditionnels, la couleur demeure un axe fort, qu’elle soit utilisée pour dénoncer, questionner ou rêver. La peinture contemporaine, plus conceptuelle parfois, n’abandonne jamais totalement ce lien viscéral avec la couleur comme outil de sens.
Chez un artiste comme Celeur qui nous plonge souvent dans un univers de figures hybrides et déformées, où les corps s'entrelacent dans une danse organique et oppressante. Sa peinture nous offre un art à la fois critique et immersif, où l’émotion collective prend forme sans filtre ni artifices. Ainsi, à travers une palette électrique de jaunes, rouges et bleus, la peinture évoque un monde en tension où chaque ligne et chaque couleur imposent leur présence. La figure centrale, mi-humaine, mi-chimérique, semble perdue dans un cortège spectral de visages multiples et de créatures aux sourires inquiétants. L’influence du mouvement Saint-Soleil et des rites vodou est palpable, incarnée non pas comme un simple décor, mais comme une force traversant la toile, rendant le visible hanté par l’invisible.
Plus qu’une simple dénonciation, cette œuvre offre une vision d’un monde en mutation, où les frontières entre le réel et le mythe, le sacré et le profane, l’humain et le monstrueux s’effacent. La présence de Baron Samedi, loa des morts, inscrit la scène dans une dimension funéraire et spirituelle, renforçant l'idée d'une peinture qui explore les fractures identitaires et sociales d’Hayti. Par ses couleurs percutantes et ses formes convulsives, Celeur peint un pays marqué par sa mémoire coloniale et ses luttes intérieures.
Cette toile anonyme mais que je nomme Le cri du silence, tout comme je l’ai fait pour la toile de Celeur un peu plus haut, est à la croisée de l’expressionnisme abstrait et des profondeurs de l’art haytien, frappe d’emblée par son intensité brute. Le contraste entre le noir saturé, les éclats de vert ténébreux et les longues incisions rouges crée un paysage pictural en tension, où chaque couleur devient une force vitale. Le rouge, loin d’être décoratif, évoque à la fois le sang et la colère, transperçant l’obscurité comme une mémoire enfouie. La gestuelle expressive et le fond marqué par des traînées blanches, semblables à des barreaux ou des traces d’écriture ancienne, renforcent l’idée d’un enfermement historique, d’une voix contenue mais vibrante.
Refusant la narration figurative de la peinture naïve haytienne, elle opte pour une abstraction émotionnelle qui convoque les puissances plutôt que les formes. Elle porte en elle l’«instinct créatif» cher à Jean-Claude Garoutte, dit Tiga, une peinture qui surgit des tripes et exprime, sans filtre académique, une urgence de dire l’indicible. Ici, la douleur d’un territoire et d’une mémoire collective s’incarne dans un feu pictural, un tremblement sacré où le geste devient une forme de résistance. Cette toile, plus qu’un simple objet esthétique, se veut une invocation silencieuse, un tambour visuel dont seuls les regards attentifs sauront percevoir le battement.
Aux accents expressionnistes et abstraits, cette toile déploie un foisonnement de formes humaines fragmentées, de silhouettes morcelées et d’éléments naturels entremêlés. La composition éclatée évoque une fresque mentale ou spirituelle, où mémoire, rêve et identité se superposent. Des figures reconnaissables — comme une main bleue suspendue ou des visages tournés — émergent du tumulte chromatique, suggérant à la fois la quête de soi et la multiplicité des expériences humaines. La dynamique générale, fluide et tourmentée, propose une vision éclatée du corps et du monde, en perpétuelle recomposition.
L’usage vibrant de la couleur, saturée et contrastée, amplifie la charge émotionnelle de la scène. Le bleu évoque la profondeur intérieure et le silence, les rouges et jaunes traduisent l’intensité de la vie, entre souffrance et illumination. Ces tonalités fusionnent dans un mouvement quasi organique, où l’humain semble inséparable des forces cosmiques et naturelles. L’œuvre invite ainsi à une lecture symbolique du rapport au monde, entre déchirure, renaissance et mémoire collective, possiblement ancrée dans un imaginaire postcolonial ou diasporique.
Conclusion
La couleur dans la peinture haytienne n’est pas un simple ornement. Elle est langage, symbole, mémoire, cri. Elle traduit l’âme d’un peuple qui, malgré les épreuves, continue de créer, d’interpréter et de rêver. Portée par des traditions spirituelles, culturelles et sociales fortes, elle joue un rôle central dans l’identité artistique du pays. En tenant compte des thèses de Gérald Alexis, Michel-Philippe Lerebours et Ute Stebich, on comprend que la couleur n’est pas chez les peintres haytiens un choix esthétique isolé, mais un geste profondément ancré dans l’histoire, la foi et la lutte. Ainsi, dans la peinture haïtienne, la couleur est un acte de foi, un acte de vie. Elle est l’expression d’un peuple qui, malgré les épreuves, continue de créer, de rêver, de transformer l’ombre en lumière. En effet, en Haïti, peindre, c’est dire le monde en couleur.
À l’heure actuelle, de nouvelles problématiques émergent autour de la couleur: comment les artistes contemporains revisitent-ils l’héritage chromatique face à la mondialisation? Quels dialogues se tissent entre les palettes traditionnelles et les langages numériques? La couleur peut-elle encore résister à l’uniformisation culturelle ou devient-elle le lieu d’une hybridation créative? Autant de pistes qui invitent à repenser la peinture haytienne non seulement comme mémoire, mais aussi comme laboratoire d’avenir.
Versage PARIS,
Historien de l’art
Responsable technique de CERAVS
Bibliographie
1.- Gérald Alexis, Peintres haïtiens. Edition Cercle d’Art, 2000
2.- Légagneur Jean-Hérald, «Les villes imaginaires de Préfète Duffaut: ou les modalités de résolution du problème de chaos urbanistique haïtien.» Arts et Savoirs [En ligne], N0 5, 2015, 15 mars.
3.- Michèle-Philippe Lerebours, Haiti et ses Peintres, de 1804 à 1980, Souffrances et espoirs d’un peuple. Tome 1 et 2, BNH, l’Imprimeur II, 1989.
4.- Yves Charnay et Hélène de Givry, Comment regarder… Les couleurs dans la peinture. Edition Hazan, 2011.
Notes
[1] J’entends par imaginaire collectif, une dimension essentielle de toute vie sociale. C’est-à-dire que les sociétés humaines ne se construisent pas seulement sur des faits matériels ou des règles formelles, mais aussi et surtout – sur des représentations partagées, des récits, des symboles et des croyances qui donnent sens à la vie en commun. En d’autres termes, il est une composante invisible mais fondamentale de toute vie sociale.
2 Gérald Alexis, Peintres haïtiens. Edition Cercle d’Art, 2000
3 Michèle-Philippe Lerebours, Haiti et ses Peintres, de 1804 à 1980, Souffrances et espoirs d’un peuple. Tome 2, BNH, l’Imprimeur II, 1989.
[1] J’entends par imaginaire collectif, une dimension essentielle de toute vie sociale. C’est-à-dire que les sociétés humaines ne se construisent pas seulement sur des faits matériels ou des règles formelles, mais aussi et surtout – sur des représentations partagées, des récits, des symboles et des croyances qui donnent sens à la vie en commun. En d’autres termes, il est une composante invisible mais fondamentale de toute vie sociale.
