Dans le gouffre de la crise multidimensionnelle, il faut repenser le système national de santé haïtien | Entretien avec le Dr. ELYSEE Grégory

Haïti connait depuis une décennie, une crise sociopolitique à la description et aux conséquences complexes. Marquée dans ses prémices  et ses racines par des autorités politiques perdant progressivement leur crédibilité par devant les populations, la légitimité des gouvernements a grandement été remise en question, frôlant une rupture fatale entre les protagonistes de la vie quotidienne en Haïti.

Au lendemain du tremblement de terre meurtrier du 12 janvier 2010, le pays allait avoir un nouveau président issu d’élections qui ne se sont jamais affranchies des doutes légitimement fondées quant à leur honnêteté.  Il faudra plus de 6 mois au nouveau président pour former un gouvernement, qui lui allait crasher seulement quatre mois après.  Si les années suivantes seront le théâtre de fréquentes manifestations des forces de l’opposition pouvant se vanter d’excellentes recettes du point de vue de la participation populaire, les marrées humaines et la paralysie des activités du quotidien devenaient monnaies courantes. Mais l’on dira sans analyses profondes que les institutions existaient et fonctionnaient et qu’Haïti disposait des composantes structurelles de base nécessaires à un état démocratique au 21ème siècle.

Le paysage a profondément changé  depuis, le pouvoir législatif dont la mouvance des acteurs ne sera pas passée au filtre dans ce papier, se trouve amputée de ses deux chambres constituantes. Le dernier occupant officiel du palais présidentiel a été assassiné en son domicile. Le pouvoir judiciaire sombre dans un vide administratif récurrent et les assassinats, kidnappings, gangstérisations massives des territoires du pays, massacres  et déplacements forcés des populations, déroutes fréquentes des forces de l’ordre face aux gangs, indiquaient avec clarté que le pays était destiné au port où nous sommes aujourd’hui. Cet aujourd’hui  sera inévitablement raconté  à la lumière des derniers évènements de cette crise désormais multidimensionnelle et critique à savoir les récentes insurrections des gangs à Port-au-Prince contre la vie, contre la population, les institutions étatiques, les universités, les écoles, les commerces, les pharmacies, les hôpitaux privés et publics.

Dans cette fenêtre d’opportunité politique que le pays se voit offrir avec l’institution d’un nouveau gouvernement, nous allons lever le voile sur un système de santé atteint dans toutes ses composantes par l’insécurité qui, avec la corruption, tendent à se définir comme éléments centraux de cette crise.

Cette analyse se nourrira d’un entretien réalisé avec le Dr ELYSÉE Grégory, médecin et ex-secrétaire adjoint de la Nouvelle Orientation Unifiée pour Libérer Haïti (NOULAH) ; la crise actuelle nous imposant réflexions et actions sur les différents piliers de notre système de santé.

Les infrastructures ont été grandement endommagées, au moins vingt (20) structures de soins ont été attaquées, pillées et rendues dysfonctionnelles à travers le pays, dont l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti, le plus grand centre hospitalo-universitaire du pays. La fermeture de l’aéroport Toussaint Louverture et de la frontière haïtiano-dominicaine a paralysé l’approvisionnement en médicaments et intrants médicaux nécessaires au fonctionnement du restant des structures de soins. La crise d’approvisionnement va logiquement affecter les laboratoires pharmaceutiques du pays quant à leur capacité de production. Ces deux (2) premiers constats montrent que la prestation des services est entravée.

La faculté de Médecine de l’Université d’Etat d’Haïti, l’école des sages-femmes et beaucoup d’autres  instructions de formation de professionnels de santé ont subi le même sort que les hôpitaux : elles été soient pillées et vandalisées, soient rendues dysfonctionnelles par le climat insécuritaire. Au moins cent médecins sortaient directement de la faculté de médecine chaque année et le double à travers l’homologation du diplôme des médecins ayant étudié à l’étranger. Le nombre de professionnels de santé ayant fui le pays est une chronique intégrante de cette crise.

Comment collecter des informations nécessaires au fonctionnement du système national de santé dans de telles conditions ?

Le Dr ELYSÉE Grégory croit qu’une diagnose est possible et que des pistes d’actions peuvent être dégagées.

Parlant de diagnose, le Dr. ELYSEE a pris le soin d’identifier les principaux problèmes de santé publique auxquels le pays fait face.  L'absence d'un système d'assurance maladie généralisé, la répartition inégale des médecins sur le territoire, et une organisation du système de santé mal coordonnée. De plus, la fermeture des hôpitaux publics et privés, le manque de systèmes d'information efficaces et la fuite des cerveaux qui aggravent le pronostic. Toujours sur le même axe de réflexions, mais dans une approche plus sériée, institution par institution, pan par pan, il esquisse un arbre à problèmes et nous livre, à cœur joie, des pistes de solutions.

 

1. Le centre ambulancier national (CAN)

Il pointe du doigt la gestion inefficace des urgences sanitaires par le Centre Ambulancier National (CAN), ce qui augmente son délai de réponse aux situations d'urgence. Que propose-t-il ? D’abord un renforcement des capacités du CAN en augmentant les ressources humaines et matérielles. Ensuite, veut-il miser sur la formation continue du personnel sur les protocoles d'urgence et les meilleures pratiques. Enfin, dit-il, les systèmes de communication sont à améliorer pour une meilleure coordination des interventions d'urgence, incluant la collaboration avec d'autres services de santé et de secours pour une réponse intégrée et cohérente aux urgences sanitaires.

 

2.         Assurance maladie

Ce dispositif de santé publique dont l’Office d'Assurance Accidents du Travail, Maladie et Maternité (OFATMA) est censée en être le régulateur est un véritable rocher de Sisyphe, nous confie le Dr. ELYSEE. L’ex-secrétaire adjoint de NOULHA, indigné, note l'absence d'un réel système national d'assurance maladie, tant l’OFATMA souffre de dysfonctionnements affectant ses services, ce qui manifestement limite l'accès aux soins de santé pour une grande partie de la population, notamment les plus démunis et surtout par ces temps de crise sécuritaire généralisée. Il croit qu’il faut un audit et un diagnostic en vue d’identifier les problèmes structurels et organisationnels. Aussi, opte-t-il pour une modernisation des services, l’établissement de partenariats avec des organismes internationaux pour l’obtention d’un soutien technique et financier, ce qui, après coup, lui aura permis d’augmenter l’offre de soins et d’étendre cette couverture d’assurance à des groupes plus larges.

 

3. Répartition des médecins et disponibilité du paquet minimum de services (PMS)

Si la répartition des professionnels de santé sur le territoire est inégale, le nombre restreint de centres de santé adéquats dans les zones rurales et éloignées est quant à lui criant. A cela, le Dr. ELYSEE propose l’octroi d’incitations financières et de certains avantages aux médecins : entre autres, primes de service et logements gratuits. Il faut aussi, songea-t-il, construire et/ou réhabiliter les infrastructures des zones reculées, avec un équipement de base pour les soins primaires. Et, étant à l’ère des Nouvelles Techniques de l’Information et de la Communication (NTIC), l’enfant de la FMP nous dit qu’il est plus que temps de nous orienter vers la télémédecine et ainsi permettre aux médecins des zones urbaines d’assister en temps réel les patients et les professionnels de santé des zones rurales.

 

 4. Organisation du système de santé

Mais que dire de notre système de santé, si réellement système nous en avons ? Théoriquement, nous avons un système de santé, mais, de fait, il est mal organisé, nous confie le Dr. ELYSEE Grégory. Constatant le manque de coordination et l’inefficacité dont il fait montre, il se dit persuadé qu’une réforme du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSSP) est à opérer urgemment. Il parle de renforcer les capacités institutionnelles et organisationnelles dudit ministère tout en espérant améliorer la gestion et la coordination des services de santé. A le croire, décentraliser la gestion de la santé est crucial pour favoriser une prise de décision plus rapide et adaptée aux besoins locaux, et donc parvenir à déconcentrer la chaîne de commandement.

 

5. Systèmes d'information déficients

Il est à remarquer qu’en Haïti les données médicales exploitables récentes font défaut. Mais à quand le dernier EMMUS remonte-t-il ? s’interroge le natif de Petit-Goâve. Précisant au passage que le manque de systèmes d'information efficaces entrave la collecte de données, la planification et l’évaluation des services de santé. Plaidant ainsi pour l’implémentation de systèmes de gestion de l'information sanitaire (HMIS) ce qui, pense-t-il, aura permis de développer des systèmes informatisés pour la collecte et la gestion des données de santé d’une manière globale dans les institutions publiques en ciblant les éléments importants pour améliorer la planification sanitaire du pays. Pour ce faire, l’on devra aussi s’atteler à former le personnel de santé à l'utilisation des outils des technologies de l'information et des systèmes de gestion, précise-t-il.

 

 6. Fermeture des hôpitaux publics et privés

De nombreux hôpitaux se ferment en raison de l'insuffisance de financement, de la mauvaise gestion et de l'instabilité politique et sécuritaire. Que faire ? Implémenter incessamment un réel plan d’urgence sanitaire, nous répond prestement Dr. ELYSEE. Il abonde en soulignant qu’en raison de la fermeture de plus 50 % des services de santé de la capitale, il devient impératif d’implémenter un plan d’urgence sanitaire. Il faudra aussi, primo, augmenter le financement public et international en mobilisant des fonds auprès des bailleurs de fonds internationaux et augmenter les dépenses publiques pour le secteur de la santé ; deuzio, établir des partenariats public-privé (PPP) pour gérer et financer les hôpitaux en rationalisant la coopération externe dans les secteurs clés de la santé ; tertio, améliorer la gestion hospitalière en revalorisant le programme de formation en gestion et administration des services pour les administrateurs des hôpitaux et les cadres du MSPP et l’intégration des jeunes professionnels en management des services de santé.

 

7. Gestion des ressources humaines

C’est maintenant devenu un secret de Polichinelle : la fuite des cerveaux affecte gravement le système national de santé. Nombre de spécialistes ont émigré, nombre de cadres du MSPP plient bagages. Et, jour après jour, la liste ne fait que s’allonger, tant le climat de vie d’Haïti est incertain. Consterné, le Dr. ELYSEE Grégory s’exclame qu’il est de ceux qui veulent rester pour servir la mère patrie. Martelant de prôner une politique de rétention passant par des incitations telles des salaires compétitifs, des opportunités de formation et de développement socio-professionnel. Selon lui, il faudra aussi envisager l’établissement d’accords bilatéraux visant à amener les pays receveurs à contribuer au financement de la formation des personnels de santé en Haïti. En outre, un renforcement des capacités locales est nécessaire, déclare-t-il, cela passera par les écoles de médecine et de formation des personnels de santé en vue d’injecter de nouveaux professionnels de santé compétents sur le marché local.

 

8. Création d'une structure pour accélérer l'obtention des diplômes de médecine et Révision de la circulaire illégale pénalisant les étudiants de la Faculté de Médecine et de Pharmacie (FMP) de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH)

En effet, une circulaire que d’aucuns pourraient qualifier d’illégale pénalise injustement les étudiants de la FMP, retardant ainsi l’obtention de leur licence, malgré l'attestation de diplôme reçue de ladite Faculté. Qui pis est, les démarches administratives pour l'obtention du diplôme de médecin sont lentes et inefficaces. Il faut, dans le meilleur des cas, pas moins de 2 ans pour se voir octroyer, non sans peine, ce petit bout de parchemin qui a exigé 7 à 8 années de dur labeur, nous informe Dr. ELYSEE.

A cela, il dit qu’il est dans l’intérêt du nouveau Ministre de la Santé publique de procéder à l’annulation de cette circulaire et rétablir le droit inaliénable des étudiants à leur licence. Selon lui, un guichet unique est à établir. Cela permettra de traiter toutes les démarches administratives liées à l'obtention des diplômes de médecine et de licence au sein d’une seule structure. La numérisation du processus est aussi à envisager pour simplifier et accélérer les procédures administratives, et être dans l’air du temps.

Au travers de ce prisme de témoignages et d’analyses, notamment ceux du Dr. ELYSÉE Grégory, nous avons voulu mettre en lumière les défis colossaux auxquels notre système de santé est confronté, dans le contexte de la crise multidimensionnelle, et, au passage, identifier les solutions potentielles pour redresser la situation. Réitérons-le : l'amélioration des infrastructures sanitaires, la réorganisation du système de santé, la mise en place de systèmes d'information efficaces et une meilleure gestion des ressources humaines sont autant de pistes à explorer pour bâtir un système de santé résilient et efficace. La crise actuelle exigeant des actions urgentes et coordonnées pour éviter une dégradation supplémentaire et pour poser les bases d'un avenir plus stable et prospère pour Haïti!

 

Jim EMMANUEL

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