Une gifle de trop

Aujourd’hui, 27 Juin 2024, la même routine matinale a ouvert ma journée : la lecture, le sport, la douche et le p’tit déjeuner. Pendant que je prenais ma tisane et mon café noir, accompagnés d’une assiette de fruits jaunes et oranges en provenance de mon jardin garde-manger, dans un environnement sain où circule l’air frais et vivifiant de la montagne, à 750 mètres d’altitude, avec en face le bâtiment de l’Hôtel Villa Ban-Yen, à ma droite le salon de K-Monik Hostellerie, à ma gauche au lever du soleil la cour des 3 palmiers et mon bureau, et derrière moi une rangée de crotons (Codiaeum variegatum) qui sépare la cour du Boucanier snack bar, je suis soudain saisi par une réflexion plutôt sérieuse sur le nouveau débarquement des blancs.

Nous sommes l’unique pays de l’hémisphère occidental à subir autant d’occupations. Nous les avons soit provoquées soit commanditées directement. Haïti est trahi par ses propres fils qui l’ont livré à César comme l’a fait Juda. Nous sommes tout simplement des lâches qui demandent à d’autres de faire le sale boulot à notre place, après avoir poussé trop loin le bouchon, tout en espérant en même temps récolter des dividendes. Si cela paraît vrai pour une minorité, cependant la population en général en fait plutôt lourdement les frais, entraînant avec et derrière elle plusieurs générations. Après 19 ans d’occupation américaine et 30 ans jusqu’ici d’occupation onusienne, la réalité du pays s’est plutôt dégradée.  C’est la perte de presque tous nos espaces de liberté et de souveraineté, notamment le contrôle de notre tête, de notre ventre, de notre poche, de notre politique, de notre territoire et de nos ressources, voire de notre identité et de notre dignité au point de ne pas reconnaître qui nous sommes vraiment.  Nous sommes là à constater tout cela en résignés, faisant du coup de nous une société de complices.

On entend déjà le chant des sirènes qui justifient, des caméléons qui jouent sur deux panneaux comme s’ils étaient plus réalistes qu’opportunistes.  D’autres qui déclarent qu’il ne faut plus être dans cette situation, sans dire comment y parvenir.  Tout d’abord, qu’est-ce qui leur fait croire qu’avec cette force ça va être différent ? N’a-t-on pas vu que, comme les autres missions antérieures, elle s’est empressée d’obtenir de nos dirigeants des pouvoirs et privilèges étendus, de se couvrir d’immunité de juridiction pour tous les faux pas et crimes qui se seraient produits dans l’exercice de son mandat ?   Malheur à nous, Haïtiens, qui croyons voir la lumière au bout du tunnel, en pensant que cette force est là pour traquer les gangs devenus trop puissants.  C’est comme si ceux-ci étaient un électron libre, le seul et le plus grand problème dans notre arithmétique.

Une occupation n’est pas une coopération technique et financière comme l’a été le Plan Marshall pour l’Europe.  Elle ne fait en général que panser la plaie, au risque même que celle-ci s’infecte et s’aggrave à cause de la qualité des soins prodigués.  Les expériences américaines de 1915 à 1934 et onusiennes de 1994 à aujourd’hui ont montré que ces forces ont occupé Haïti sans pourtant s’en occuper. Maintenant qu’on est en plein dedans, comment s’en sortir et ne plus retomber dans cet avilissement ?  Transcender pour changer notre réalité par nous-mêmes et pour nous-mêmes est le seul traitement et remède qui peut guérir le mal haïtien.  C’est là le vrai défi auquel s’attaquer.  Est-il au-dessus de nos moyens ?  

Nous avons tendance à avoir une lecture tronquée ou biaisée de la réalité, en même temps que nous traitons la politique soit comme un puissant manitou, soit comme un loup solitaire. Le drame haïtien est provoqué par des facteurs tant endogènes qu’exogènes, d’ordre historique structurel et conjoncturel. Beaucoup de faits actuels étaient déjà présents sous le premier empire, sous Salnave et Boisrond Canal, étaient décrits par Thomas Madiou ou leur occurrence était annoncée par Antenor Firmin. Les tares sociales, les magouilles politiques, les gâchis administratifs, la dilapidation de la caisse publique et la monopolisation n’ont fait que s’amplifier et devenir de plus en plus sophistiquées.

Sortir de l’ornière ne peut être alors qu’un construit sociétal de longue haleine qui demande rigueur, patience et intelligence pour traiter l’urgence et voyager entre le conjoncturel et le structurel.  En cela, nous devons tout d’abord comprendre et admettre que le mal d’Haïti n’est pas que physiologique et matériel, c’est-à-dire des besoins alimentaires par exemple à satisfaire, des biens abîmés ou détruits qu’on peut réparer ou reconstruire en peu de temps à coup d’injection massive d’argent.  Il y a un coût anthropologique important à assumer, surtout d’ordre psychologique, moral et civique, tout en sachant aussi que tout déni ou toute précipitation est de nature à compromettre toute entreprise matérielle.

On a besoin de faire régner l’ordre et la discipline dans la cité, de travailler à l’instruction et à la moralité du citoyen, de lutter contre la corruption et l’impunité.  L’État doit être debout sur ses deux pieds : d’une part, des institutions régaliennes bien gérées par un gouvernement dont l’efficacité se mesure à l’aune d’une triple performance en termes de fiscalité, d’investissement et de coopération ; d’autre part, un espace citoyen bien structuré et fort, porteur d’un projet social de construction du pays dont les grands chantiers légitimés sont imposables à tout gouvernement successif dans une démarche de continuité de l’état.  Dans l’exercice de leurs prérogatives, ces deux piliers doivent être guidés par les principes de droit, de justice et d’équité.

Enfin, il y a le rôle important du citoyen lui-même, en particulier de chaque citoyen instruit du pays. Dans ce cas, le mieux est de partager avec vous ma propre expérience.  J’ai voyagé dans quelques pays.  J’ai vu combien le développement est resplendissant, imposant et vigoureux comme un poulain sauvage dans la prairie. À chaque fois, je suis rentré chez moi avec la tête pleine d’idées et le désir d’intégrer certains aspects dans ma communauté, tout en ayant soin de les apprivoiser et de les adapter pour minimiser les effets pervers. J’ai contribué à donner un autre élan à Vallue, ma communauté natale, mais qui aurait pu être aujourd’hui, après 38 ans, encore plus avancée si seulement 20% au moins d’autres Haïtiens instruits avaient adopté la même démarche et en avaient fait la voie du développement durable de leur propre commune ou village. Ce qui aurait favorisé le décollage d’Haïti et, sans doute, aurait permis avec d’autres actions tant de créer un cercle vertueux que d’éviter cette autre occupation qui est vraiment de trop. 

« Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ».

Jeunesse d’Haiti, le combat est vôtre et maintenant pour façonner la vie de demain à la dimension de vos rêves, de vos aspirations et de votre audace.

 

Abner Septembre

Centre Banyen Jardin Labo

@ Vallue, 28 Juin 2024

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