Les courtiers du désastre

Depuis plus de deux ans, les routes principales d’Haïti ont été privatisées de fait, transformées en zones franches criminelles, concédées aux gangs-milices. Ces « entrepreneurs », décorés barons du nouvel ordre mafieux, incarnent la nouvelle hiérarchie du pouvoir. Leur règne plonge la population dans un quotidien déchiré. D’un côté, la peur permanente d’une balle perdue ou d’un rapt ; de l’autre, une inflation qui transforme la moindre bouchée en luxe. Le riz, denrée de survie, se vend comme du caviar, 250 gourdes la petite marmite. Le spaghetti, plat du pauvre, flirte avec la haute gastronomie à 150 gourdes le sachet. Même l’eau dite « potable » fait désormais la star et s’affiche à 75 gourdes le gallon, tel un liquide dont chaque goutte aurait été sanctifiée au Vatican.

Les postes de « péages » des gangs, désormais l’innovation la plus moderne du pays, trônent sur les grands axes névralgiques. Pas de badge électronique ni de carte bancaire ; on paie en liquide, espèces sonnantes et trébuchantes, rançon obligatoire sous peine de finir dépouillé, tabassé ou criblé de balles. Chaque voyage devient un pari avec la mort, une roulette macabre où l’arbitraire des armes décide du destin des passants. Ces barrages, authentiques institutions parallèles, étouffent les marchés, étranglent le commerce, transforment des villes entières en îlots assiégés et réduisent la population en otage permanent.

Le fameux Conseil Présidentiel de Transition (CPT) de Laurent St Cyr, bande patentée de truands impunis, et le gouvernement d’Alix Didier Fils-Aimé, marionnette complaisante, érigent le naufrage en monument national, transformant le désastre en triomphe officiel. Ils ferment pieusement les yeux, persuadés que l’insécurité et la criminalité ne sont qu’un spectacle folklorique monté pour distraire les badauds de la communauté internationale. Et pourtant, les 11 et 12 septembre, plus de cinquante civils furent exécutés à Laboderie, habitation de l’Arcahaie, par les tueurs de la coalition criminelle Viv Ansanm. Les autorités, n’ont pas soufflé mot, le silence a servi de réponse officielle chaque fois que le peuple est sacrifié. La mafia d’État et les gangs-milices se partagent le territoire, régnant en maîtres et actionnaires d’une multinationale du crime, posant leurs premières pierres non pas pour bâtir des usines à exploiter le peuple tranquillement, mais pour inaugurer de nouveaux fiefs de gangsters. Enfin, Haïti est propulsé au rang prestigieux de République du désastre S.A., filiale certifiée de Washington & Co.

Au cœur de la débâcle, les autorités étendent leur malice jusque dans les airs, imposant Sunrise Airways pour seule alternative, plutôt que de restaurer la liberté de circulation terrestre. Cette entreprise de vols commerciaux fonctionne selon la logique du profit exorbitant et de l’exclusion. Un vol de Port-au-Prince à Les Cayes, soit à peine 154 kilomètres, coûte entre 120 et 240 dollars l’aller simple. De Port-au-Prince à Cap-Haïtien, soit environ 230 kilomètres, les prix dépassent fréquemment 240 à 480 dollars. Pour comparaison, un vol de Port-au-Prince à Miami, près de 1 150 kilomètres, revient souvent entre 180 et 250 dollars l’aller simple. Tout service public se transforme en privilège des élites, le transport aérien, devient un instrument de punition et de ségrégation sociale. Définitivement, en Haïti, marcher sur la route est un luxe mortel, mais voler dans le ciel est un privilège bien protégé.

- Bahamas un exemple de dignité

L’ambassade américaine en Haïti, forteresse du contrôle invisible, où se planifient, les rondes des gangs-milices et les prosternations des autorités vassales. Relayant Washington, elle annonce qu’à partir du 1er novembre 2025, les demandes de visa d’immigrant pour les Haïtiens seront délocalisées à Nassau. Le premier ministre du petit archipel voisin, Philip “Brave” Davis, rappelle que son pays n’est pas une salle d’attente pour Haïtiens en quête de visas américains. Une leçon de dignité dans un monde où la souveraineté des petits pays disparaît comme l’eau douce dans les Caraïbes, engloutie par la cupidité des usagers.

Haïti n’a même plus droit à un consulat digne de ce nom sur son propre territoire. Mieux encore, même au cœur du Grand Capital, les autorités bahaméennes contestent avec audace toute décision américaine nuisible à leur pays, contrairement à leurs homologues haïtiens, toujours dociles et soumis. Voilà un pays sans Vertières, sans Dessalines, sans mémoire héroïque, et pourtant les responsables savent lever la tête. Leurs chefs locaux se respectent et construisent une communauté consciente de ses intérêts. Haïti, patrie d’une épopée universelle, berceau de la liberté, ploie sous la soumission de ses élites.

- Élites ou courtiers en décomposition ​

Ils rivalisent tous au CPT, à la Primature, dans les Ministères de servilité, ils ne se disputent pas le pouvoir, mais les faveurs des bailleurs. Qu’on se souvienne ! En 1825, quand Charles X braqua Haïti, les élites locales acquiescèrent. En 1915, quand les Marines débarquèrent, les classes dirigeantes levèrent les mains pour acclamer l’occupation. En 1994, lorsque Washington envoya ses troupes, ces mêmes élites jouèrent les indicateurs de police et les guides touristiques des envahisseurs. En 2023, quand l’ONU vota une mission de « sécurité » pilotée depuis Nairobi mais financée par Washington, ce furent encore eux qui se prosternèrent pour féliciter, sourire aux lèvres.

Ces élites rétrogrades fascinées par l’étranger, développent un mépris maladif de tout ce qui est haïtien. Elles se nourrissent d’ONG, de contrats publics surfacturés, d’accords de libre-échange. Promptes à vendre leur plume, leur voix, leur signature, elles finissent avec leur silence en guise de conviction. Leur accent change dès qu’elles décrochent un visa, leur imagination s’éteint à la première bourse étrangère, et leur mémoire nationale s’efface dès qu’elles s’installent à côté des diplomates étrangers ou des oligarques haïtiens. Une auto-colonisation plus pernicieuse que toutes les occupations militaires. Leurs ambitions personnelles se résument à trois obsessions : des enfants expatriés, des postes administratifs, et briller dans les cocktails mondains pour oublier la misère de la population souffrante. Elles deviennent le terreau de toutes les compromissions, la fabrique d’une médiocrité institutionnalisée, où la lâcheté se transmet de génération en génération comme un héritage familial.

- La voix salvatrice

Les courtiers locaux de la misère, ne peuvent même pas garantir une route praticable entre deux communes. Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas seulement la survie d’un État failli, c’est surtout la renaissance d’une communauté résolue à se tenir debout sans béquilles, prête à reprendre en main son destin. Le pays meurtri cherche une volonté collective qui sache transformer ses blessures en ressources et ses résistances dispersées en puissance historique. Le ralliement dont il est question se construit dans les consciences, dans les gestes de solidarité, dans les choix courageux qui refusent la fatalité.

Ceux qui prétendent nous sauver sont les premiers artisans de notre naufrage. Notre unité historique de peuple n’est pas un mythe poussiéreux ; elle est une énergie qui dort dans les entrailles de la nation que les élites et leurs parrains étrangers redoutent. Qu’il s’agisse de briser les chaînes de l’esclavage, de protéger la terre ou de défendre sa dignité, l’unité populaire surgit. Ce peuple qu’ils croient fatiguer, qu’ils voudraient soumettre par la peur et la faim, porte la braise ardente de Vertières pour la répandre à la manière d’une sève porteuse d’énergie insurrectionnelle.

Le temps n’accorde plus place aux jérémiades ; s’arracher au bourbier ne consiste pas à s’épousseter la crasse, sinon à hisser les voiles et reprendre la voie du large, vers l’océan libre où un peuple souverain trace son propre cap. L’appel est donc à une nouvelle traversée ; non pas celle de la fuite vers l’extérieur, plutôt derrière une volonté collective, indomptable, qui refuse de ramper. Le ralliement national est l’arme ultime de la libération, lorsque l’histoire reprendra son souffle au pas de Bois Caïman et à l’engagement de Dessalines, Haïti se dressera enfin, souveraine et invincible.

Le salut n’est attendu ni de Washington, ni de Bruxelles, ni d’aucune capitale étrangère, ni non plus de ces intestins mous et de ces colonnes vertébrales pliées. Seule une nouvelle force sociale, enracinée dans le peuple, consciente que la dignité n’est pas un luxe, mais plutôt la première condition de la souveraineté. Ses enfants eux-mêmes, porteurs de la flamme d’une unité combattante, s’élèvent et marchent vers l’avenir, unique étoile pour éclairer la nation. De ce soulèvement naîtra le projet national, qui fera trembler les imposteurs et offrira enfin au peuple la force de proclamer : « N ap goumen san pran souf pou n rebati peyi n ! »

 

Grand Pré, Quartier Morin, 21 septembre 2025

 

Hugue CÉLESTIN

Membre de :

- Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)

- Efò ak Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)

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