« Le monde que nous avons créé est le résultat de nos pensées », disait Albert Einstein. Cela étant, le changement du monde, et par ricochet d’un pays ou d’un espace social quelconque, implique d’emblée le changement de nos systèmes de croyances, de valeurs, bref le changement de nous-mêmes. Nous changer, oui, mais comment ?
Le changement exige tout un long processus de transformation, comme le soutient Jean Piaget qui théorise, entre autres, sur le développement qualitatif de l’enfant (Piaget : 1947). Il en est de même pour un espace physique qui est toujours soumis aux impositions des activités cérébrales, au reflet des schèmes de pensée et de l’archétype des individus qui y habitent. Le changement des conditions physiques d’un milieu n’est donc pas un phénomène aléatoire : il répond à un ensemble de facteurs humains.
En effet, tout changement implique une transformation de son être et qui aura des retombées sur son environnement. Peut-on dire que l’environnement de l’humain est le reflet de sa mentalité ? Si l’on part de cette considération, on pourra se demander s’il y a une interrelation entre manière de penser et l’environnement.
Pourquoi y a-t-il une grande différence entre les pays du nord et ceux du sud ? Il parait superficiel d’aller chercher les causes dans les faits ; il faut de préférence jeter son dévolu sur un ensemble de causes premières qui les ont produits, au sens de la pensée aristotélicienne (IVe siècle, av J.C). La conjugaison de tout un ensemble de facteurs historiques, socioculturels et psychologiques peut nous aider à mettre en lumière cette question de différence. Cette dernière peut aussi s’expliquer en termes de vision du monde et les conceptions libérales du développement (Latouche : 1986).
L’écart de différence -en termes de développement- entre pays du nord et ceux du sud réside, pour une bonne partie, dans le contenu de la mentalité et le socle culturel sur lequel repose l’éducation. Au regard du contenu mental, la différence peut-être aussi liée à la croyance placée en l’occident, puisque pour nombre de pays, l’occident est considéré comme étant le modèle-type du développement (Rist : 1997). La grande différence entre les peuples, c'est-à-dire, ceux qui ont été victimes de la colonisation et d’autres qui en ont été les grands bénéficiaires, réside dans les outils que les colonisateurs avaient utilisés pour construire les opprimés. De ce processus complexe et subtil est née une culture qui endoctrine le colonisé dans un infernal état d’esprit d’infériorité. C’est en ce sens que nombre de réflexions soutiennent que l’éducation inculquée aux peuples colonisés est parmi les causes principales de leurs malheurs (Casimir : 1980).
Néanmoins, Erich Fromm, cité par le professeur Hérold Toussaint, montre que les pensées qui nous conduisent à l’action sont inhérentes à la personnalité totale (Toussaint, 2003 :129). Ainsi, si le mental, qui produit des pensées, a été tissé d’un état de tutelle, l’action reflétera les conditions de la mentalité. L’autre, en ce sens, ne serait pas la cause qui impose à l’homme à se confiner dans son état de minorité ou d’incapacité à se servir de son propre entendement (Kant : 1784).
Le développement au rythme de l’évolution mentale : sa dimension immatérielle
Pour promouvoir l’idée de développement durable à travers le monde, de nombreuses conférences sont périodiquement organisées par l’ONU (Organisation des Nations-Unies). Les réflexions émises dans l’une de ces assises internationales, tenue à Rio de Janeiro, ont conclu que les mentalités sont l’une des entraves au développement durable (Bissio : 2012).
Les explications causales du sous-développement des pays du Sud, selon une approche occidentale, sont souvent liées à la mauvaise gouvernance, à l’instabilité politique et à la sous-exploitation des ressources naturelles. Mais force est de constater que cette vision du sous-développement de ces pays fait abstraction de tout un ensemble de facteurs majeurs, ceux concernant notamment la manière dont le mental de ces peuples a été formaté. Car si le processus du développement a un caractère multidimensionnel (Adelman : 2001), le sous-développement a d’abord une explication immatérielle.
En fait, traiter la question relative à l’immatérialité causale du sous-développement haïtienne devrait être vu sous un angle psychanalytique. Le sous-développement d’Haïti peut constituer une véritable problématique mettant en exergue, non pas le côté manifeste de cette question, mais de préférence le côté latent, c'est-à-dire, ce qui cache derrière et qui incite la manifestation du sous-développement.
À travers ses réflexions relatives au fonctionnement psychique de l’humain, Sigmund Freud, à qui est accordée la paternité de la psychanalyse, montre que le "moi" n’est pas toujours maitre dans sa propre maison (Freud : 1917). Il existe, dans un langage psychanalytique, un ensemble de facteurs inconscients qui gouvernent le réel accessible au vécu ainsi que le fonctionnement. Cela dit, les causes qui cachent derrière l’action ont une portée inconsciente ; et nos expériences représentent des briques pour construire cet inconscient, lequel servira d’archétype modelant nos pensées. Ces dernières téléguident fort souvent nos actions, car comme disait Ralph Waldo Emerson, cité par Myers et Lamarche, « L’ancêtre de chaque action est une pensée » (Myers & Lamarche, 1992 : 41).
Nombreux sont les Philosophes, Théologiens et Éducateurs jadis qui établissent un lien entre pensée et action, caractère et conduite. Pour certains d’entre eux, nos croyances et sentiments caractérisent nos comportements dans l’espace public (Myers & Lamarche : ibid.). Par ailleurs, les influences sociales jouent aussi un rôle déterminant du comportement et actions posées (Durkheim : 1895). De ces points de vue nait l’idée que l’homme serait considéré comme un contenant, projetant au dehors la nature de son contenu, lequel espace du dehors va prendre la forme matérielle de ce contenu dont on parle.
L’humain peut toujours être étranger dans son propre pays, si la cognition ne prend pas en compte la réalité spatiale en question. Descartes affirme que l’homme est un être pensant (1637). Il y a une grande possibilité par ailleurs de penser sans tenir compte de l’endroit où l’on pense. Comme l’affirme Georges Bataille, cité par Dominique Lecoq et Jean-Luc Lory : « Là où je pense, je ne suis pas ; là où je suis- je ne pense pas » (Lecoq & Lory : 1987). De cette approche peut soutenir l’idée que l’humain pourrait accoucher des pensées incompatibles au progrès et à l’évolution de l’environnement où il se trouve. Par contre ces mêmes pensées pourraient-elles, si elles sont soumises aux cribles de la raison et d’évaluations rigoureuses, être productives dans un autre milieu social. D’où le discours selon lequel l’intellectuel haïtien serait plus productif ailleurs qu’en Haïti.
La question pertinente peut diriger son gouvernail sur l’homme en tant que contenant. D’abord, est-il possible de changer l’homme sans tenir compte de son contenu ? Si le développement d’un espace habitable n’est pas le produit du hasard, serait-il judicieux de penser qu’il peut avoir amélioration des conditions de vie et croissance économique sans prendre en compte la dimension anthropologique ?
Pour nombre d’auteurs, Haïtiens ou étrangers s’intéressant aux causes du sous-développement d’Haïti, l’éducation inculquée à ce peuple se révèle comme l’un des facteurs explicatifs du sous-développement du pays. D’autres, cependant, croient que nos idées préconçues (liées à l’éducation importée) sont l’un des meilleurs facteurs pour expliquer notre état d’étrangeté à nous-mêmes. D’où la raison pour laquelle nombreux sont les Haïtiens qui pensent qu’aucun processus de développement ne peut émaner d’Haïti. Ces schèmes, faisant croire qu’un véritable développement n’est possible qu’avec l’aide de l’occident, sont une des nombreuses causes du sous-développement du pays. Mais, selon des chercheurs en psychologie sociale, notre façon d’interpréter la réalité est dictée par nos idées préconçues (Myers & Lamarche, 2012 :151).
Des exploits en dehors des héritages immatériels de la colonisation
Dans certains domaines, des Haïtiens arrivent à donner d’excellents résultats, salués à l’intérieur comme en dehors du pays. Malgré les obstacles. Pour ce faire, il leur a fallu briser d’innombrables obstacles, dont des pièges de l’occident, pour se positionner en unique acteur du développement de leur pays. L’ancien président Dumarsais Estimé, qui a laissé à Haïti un très bel héritage, en est l’une des incontestables preuves. En termes de productions intellectuelles, on pourrait citer de grands noms comme Anténor Firmin, Jean Price-Mars, Edmond Paul, Lesly Manigat…, la liste aurait pu être longue. Ces résultats, toutes proportions gardées, n’auraient pas pu voir le jour en dehors d’une autonomie de pensée et d’actions où de l’occident n’est retenu que ce qui être véritablement utile. « Soyons nous-mêmes le plus que possible », aimait dire l’auteur de Ainsi parla l’oncle (Price-Mars : 1928). Un ″nous″ qui nous embrassons dans toute notre complexité.
Apprendre pour désapprendre parait comme le produit d’une révolution amorcée par la pédagogie et la neuroscience. "Savoir et comprendre sont deux choses différentes : savoir faire du vélo et comprendre pourquoi on veut faire du vélo, ce n’est pas la même chose" (Mayet : 2017). Faudrait-il une politique éducative liée au désapprentissage pour amorcer un véritable développement d’Haïti ? Désapprendre est une démarche psychologique qui consiste à remettre en question les schèmes de savoirs déjà assimilés, en modifiant les structures cognitives existantes pour en incorporer de nouvelles. Désapprendre, en ce sens, peut être vu au contexte du concept piagétien qu’on appelle « accommodation » (Huffman& Vernoy, 2000 : 307). Vider soi-même, c’est-à-dire, de tout ce qui était déjà en grande partie la construction de sa propre valeur, n’est pas chose facile.
De ce point de vue, on arpenterait la grande voie de la reconstruction de l’homme haïtien, condition sine qua non d’un réel et durable développement matériel d’Haïti. Reconstruction qui doit inévitablement tenir compte tant de l’essence de la nation haïtienne que du contexte environnemental et culturel global du pays.
Tout compte fait, les causes du sous-développement d’Haïti devraient d’abord être abordées par la dimension immatérielle. Mais, cette immatérialité doit être pensée en amont, par la mise en œuvre d’une politique de développement qualitative reposant sur les potentialités autochtones, en utilisant des stratégies éducatives capable de modifier subtilement nos schèmes de pensées et nos représentations faisant obstacle à de meilleures conditions matérielles d’existence. De ce point de vue, l’éducation haïtienne, dont le contenu est purement exotique, doit être repensée, tandis que sont à concevoir des stratégies pour la promotion et vulgarisation des connaissances construites et études réalisées sur Haïti, laquelle doit être transformée en un vaste laboratoire, permettant de produire des connaissances adaptées au contexte environnemental du pays. Ce faisant la production des connaissances dans différents domaines, et qui prend en compte les particularités et potentialités de divers départements du pays, permettra d’amorcer un véritable développement d’Haïti.
Servitère Toussaint,
Licencié en psychologie & Etude de maitrise en Science du développement (Etude en cours)
E-mail : toussaintservitere@yahoo.fr
Références Bibliographiques
1- Huffman Karen, Vernoy Mark & Vernoy Judith, Psychologie en direct, Québec, 2eme Édition, 2000
2-Kant Emmanuel, vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les lumières ? Paris, Flammarion, 1991
3-Lecoq Dominique & Lory Jean-Luc, Écrits d’Ailleurs. Georges Bataille et les Ethnologues, France, éditions de la maison des sciences de l’Homme, 1987
4-Mars P. Jean, Ainsi parla l’Oncle, Port-Prince, les éditions fardin, 2011
5- Myers G. David & Lamarche Luc, Psychologie sociale, Québec, Mc Graw-Hill, inc,1992
6-Toussaint Hérold, Psychanalyse sociale, religion et politique, Port-au-Prince, 2003
Référence Webographique
(http://www.socialwatch.org/fr/node/13002). Consulté le 30 mai 2020.